Ce texte s’adresse à ceux et celles qui ont déjà lu (ou écouté) tout Feu blanc et qui, comme moi, aiment regarder du côté caché de lune: là où l’on peut voir les petites marques tracées au crayon et les rouages qui font grimper l’astre dans le ciel chaque nuit. On peut très bien apprécier un conte sans connaître son origine; tout de même, les plus curieux trouveront ici l’histoire derrière chaque histoire.
Des bogues partout
Je suis arrivé au conte par le biais de l’informatique. À peu près. C’est pour étudier l’informatique que j’ai quitté Rouyn-Noranda (et, à regret, le cégep de « L’égaré ») pour aller vivre dans une résidence universitaire à Ottawa. Dans cette tour lointaine, en attendant l’ascenseur, j’ai commencé à composer ce qui allait devenir mon premier conte, « La Tribu du Douzième » (publié dans mon recueil précédent, ainsi que sur ce site).
C’est avec ce conte que j’ai fait mes débuts aux Dimanches du conte, alors que je commençais tout juste un emploi de programmeur-analyste. Déménagé à Montréal sitôt mes études terminées, j’avais l’oeil aux structures et aux bogues. Je cherchais à comprendre la ville, le métro, la dynamique des bars, la signification de la pieuvre et de la fourmi non loin de chez moi. J’étudiais ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas. Les bogues du travail me suivaient jusque dans mes rêves. Dans mon nouvel appartement, mon téléphone faisait des siennes. Rien d’extraordinaire: chacun a son histoire de difficulté téléphonique. J’ai écrit « Mauvais numéro » pour avoir le dernier mot. Peine perdue: un jour, mon téléphone a sonné pour me livrer les messages d’un autre abonné. À croire qu’il voulait me fournir en histoires…
Feu blanc, le spectacle, ne s’est pas écrit d’un bloc. J’avais depuis quelque temps envie d’écrire une histoire de programmeurs et de bogues. Yves Robitaille et Myriame El Yamani m’ont approché pour prendre part à une soirée ayant pour thème « Les lunes d’été ». Je m’intéressais déjà à la Lune, en tant qu’astre et en tant que symbole. Voilà, l’inspiration y était: j’ai écrit pour l’occasion « La lune du programmeur » ainsi que « La pieuvre, la fourmi et la Lune ». De ce dernier conte est venu le terme « feu blanc » qui deviendrait le concept central de mon nouveau spectacle solo.
J’écrivais comme je programmais, en échafaudant avec soin, puis en traquant les imperfections. Je raffinais mes contes d’une représentation à l’autre. Je n’étais pas seul à déboguer: parfois, des spectateurs venaient me signaler des défauts dans mes histoires. Merci à tous ceux-là et aux autres qui, sans un mot, en disaient long par un rire ou un haussement de sourcils.
Non pas qu’on vienne jamais à bout des bogues. Quand j’ai eu en main pour la première fois un exemplaire de mon recueil précédent, je l’aurais trouvé parfait, mais… J’ai vite vu le bogue, une erreur idiote dans le texte de la couverture intérieure — ma faute, bien en vue.
L’année des quêteux
En 2004, je me suis retrouvé dans la rue. Je ne me plains pas, j’étais payé pour y être.
Je prenais part au projet « Porteurs de tradition » organisé par la Société de développement de l’Avenue du Mont-Royal. Nous étions quatre à parcourir l’avenue à l’approche du temps des fêtes, habillés en costumes semi-traditionnels, offrant contes et chansons aux passants. Nous représentions chacun un archétype bien de chez nous. « D’accord, » ai-je demandé quand on m’a proposé le projet, « ça serait quoi, mon personnage? »
J’aurais dû le voir venir. Cet automne-là, j’avais participé pour la première fois à la « semaine des quêteux » de la Maison Saint-Gabriel, une vieille et vaste maison du quartier Pointe-Saint-Charles, convertie en musée. On y célébrait cette figure traditionnelle, le quêteux vagabond qui demande la charité de porte à porte et qui colporte les nouvelles, « journal d’époque sur deux pattes » comme le disait le communiqué de l’événement. J’arrivais vêtu d’un costume de ma confection et j’offrais des histoires aux visiteurs. Ce qui m’avait amené à réfléchir sur la vie sans attaches et sans avoirs, sur la misère et le froid, et la solitude, et les histoires qui se transmettent…
Sur l’avenue du Mont-Royal, devenu porteur de tradition, on m’a donc demandé d’être le quêteux, encore. Mais le quêteux a depuis longtemps laissé la place à l’itinérant, au sans-abri, au mendiant, au clochard… le vocabulaire est multiple. Sur l’avenue, j’avais un pied dans le passé et un pied dans le présent. Des itinérants, j’en croisais, il fallait bien que je le reconnaisse dans mes histoires. C’est ainsi que j’ai commencé à parler du vieux Barnabé. J’en parlais encore l’année suivante à la Maison Saint-Gabriel, où je racontais « Porte-à-porte », et je n’en ai pas terminé. Lucien s’est ajouté ensuite, et son histoire à lui continue d’allonger.
Le roi et les conteurs
« J’ai quelque chose pour toi », m’avait dit Mike Burns au téléphone. Par rapport à l’une de mes histoires, qu’il disait. Il revenait de conter dans un festival au Liban. Quand je suis passé chez lui, il m’a remis un simple sac de plastique commercial contenant un bout de carton imprimé non moins commercial: une relique, pourtant, que je conserve précieusement depuis. Le carton se plie pour former une petite boîte à frites munie d’une poignée. Une boîte bilingue, qui dit d’un côté « Roi des frites », et de l’autre côté, en langue originale arabe… « Le Roi de la patate ».
Je dois beaucoup à mes confrères et consoeurs du conte. À Denis Gadoury, notamment, qui m’a épaté dès le début, et avec qui j’ai monté un premier spectacle en duo. C’est lui qui me demandait, il y a longtemps, lequel des rois de la patate était le vrai Roi de la patate. Il a fallu que j’écrive un conte pour lui répondre. Pour mon nouveau recueil, j’en ai écrit une version remaniée, dans le ton archaïque et solennel qui convient aux biographies des rois. La version que j’ai l’habitude de raconter est un peu plus brève et le langage en est plus naturel; le « discours de la patate », par contre, est à peu près verbatim. Parfois, quand je raconte cette histoire, je termine en offrant aux spectateurs la fameuse boîte à frites comme symbole d’espoir. Les Rois de la patate ont su faire la paix: si on en trouve jusqu’au Liban, peut-être sont-ils partout, et on peut espérer qu’ils apportent un peu de bon sens dans tous ces conflits qui nous accablent…
Deux animaux géants
Pour terminer, revenons à la pieuvre et à la fourmi. La pieuvre décorait la façade d’un restaurant qui s’appelle l’Avenue (le voici dans Google Street View). J’ignore pourquoi on a enlevé la pieuvre, tout comme j’ignore d’où elle venait. Je sais que, quelque temps après avoir quitté la façade, elle avait élu domicile sur le toit, et elle était devenue rose. Pourquoi pas? Les pieuvres savent changer de couleur. (Il s’agissait en fait d’un projet artistique; des objets roses sur des toits devenant, par satellite, une multitude de points roses à relier pour tracer un immense dessin. À ma connaissance, il n’y a jamais eu qu’un seul point, la pieuvre, et celle-ci a fini par quitter le toit.)
La fourmi, elle, se trouvait sur le devant d’un petit café nommé le Porté disparu, au 957 av. du Mont-Royal Est. Le café a fermé en janvier 2004; le propriétaire, m’a-t-on dit, a conservé la fourmi. Celle-ci était l’oeuvre de Daniel-Vincent Bernard. Dans mes contes, je la qualifie de « fourmi de fer », car elle était formée d’un réseau de tiges qui rappelait, de loin, le fer forgé. Le sculpteur m’a expliqué qu’il s’agissait en fait de câble coaxial peint en noir; il a réalisé de nombreuses oeuvres à partir de ce matériau. (Considérant l’affinité de la fourmi pour la transmission d’information dans « La pieuvre savante », le matériau paraît approprié…) Il avait créé la fourmi sur un coup de tête, sans qu’on la lui commande. Quand le Porté disparu a accueilli par la suite une exposition de ses sculptures en câble coaxial, la fourmi a plu au propriétaire de l’établissement qui l’a achetée pour orner sa façade. Elle était parsemée de petites lumières qu’on allumait la nuit: elle ne pouvait changer de couleur, elle, mais elle brillait.
On peut encore admirer le moine vert sur le côté du restaurant Tampopo. À une certaine époque, Google Street View brouillait son visage pour préserver son anonymat, mais plus maintenant. Il est toujours aussi serein.