Six personnes disparaissent une nuit dans la forêt abitibienne, en d’étranges circonstances… et leur vécu entier, dans ses moindres détails, se trouve imprimé dans l’esprit de milliers et de milliers de gens. Je vous invite à rencontrer Sandy, fillette de neuf ans porteuse des regrets d’un homme de cinquante-deux ans; Yan, musicien désaccordé habité par la musique d’un autre; Anne-Sophie, troublée par la disparition de son ex et le fait que leur vie commune est devenue publique; Sonia, chercheuse solitaire étudiant la faune autour du lieu de la disparition; et bien d’autres encore… Une poignée de vies remixées ou chambardées, et autant de manières différentes de vivre les bouleversements.
Vous trouverez ci-dessous quelques extraits.
Disponible le 3 octobre 2024 sur papier et en numérique
aux éditions Alire
illustration par Laurine Spehner
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(disponible aussi sur la plupart des autres plateformes)
Résumé du quatrième de couverture
Il se nomme Shawn, il a vingt-huit ans, n’a pas plus de problèmes que le commun des mortels. Mais ce matin, il est aussi Camille, une Camille de soixante-trois ans dont tout le vécu est dans sa mémoire, alors qu’il ne la connaît ni d’Ève ni d’Adam.
Sandy a neuf ans. C’est une petite fille comme les autres, sauf qu’elle a aussi un gars de cinquante-deux ans dans la tête. Sylvain, dont les souvenirs la perturbent tant que Shirin, sa grande sœur, l’emmène à Rimouski voir d’où viennent Sylvain et ses souvenirs.
De fait, ils sont des milliers, comme Sandy et Shawn, à héberger dans leur tête un « locataire ». Et si certains parviennent à s’en accommoder tant bien que mal, d’autres, totalement dépassés par cette présence, ont décidé de ne plus être du tout plutôt que de vivre dans cette promiscuité anxiogène.
Car mystère il y a: Sylvain, Camille, sa nièce Morgane et ses trois amis ont disparu lors d’une randonnée tardive dans les collines Kékéko. Et personne ne sait pourquoi tous leurs souvenirs d’avant cette soirée fatidique ont élu domicile dans des milliers d’autres têtes!
Extraits et autre matériel
Si vous voulez un avant-goût du roman: vous pouvez déjà lire dans le numéro 233 de la revue Solaris une histoire supplémentaire située dans l’univers de ce roman: « Juliette remémorée en double ».
Vous pouvez feuilleter le début du roman ici. Voici aussi quelques extraits brefs du roman, histoire de vous offrir un petit survol:
tiré de « Une cabane dans la tête »:
Shawn s’éveille. Il sait qui il est. Presque certain.
Pas de douche ce matin: ce corps lui paraît encore trop incongru, même s’il le connaît bien pour l’avoir modelé au gym semaine après semaine. Un corps solide et souple… Il se rappelle d’innombrables mauvais matins d’arthrite, les doigts tordus raides comme des brindilles, petits paquets de douleur qui arrivaient à peine à tenir la cuillère pour remuer le thé. C’est un plaisir de s’activer, de casser des œufs d’un geste sûr, de manier poêle et spatule sans la moindre difficulté… comme d’habitude, pourtant.
Ce vieux micro-ondes hideux, cette affiche de l’Islande dans le salon… Il est Shawn. La mâchoire carrée, la peau lisse et ferme, sans ces rides qui, qu’elle l’ait voulu ou non, lui donnaient « du caractère ». C’est trop naturel d’être Shawn, trop vrai pour être faux. Cette petite cicatrice au dos de sa main gauche témoigne de la fois où cet ivrogne refusait de monter dans l’ambulance et se débattait pour retourner s’étendre sur le trottoir où l’hypothermie l’aurait achevé… Mais les souvenirs de Camille n’en persistent pas moins. Il songe à l’ivrogne et revoit le frère de Camille à Noël en 81, fier et vacillant, discourant sur le sort du monde, la tête pleine d’idéaux qu’il exprimait tout croche mais haut et fort, comme si d’exprimer ses convictions avec assez de panache, en tenant son verre suffisamment haut, suffirait à réparer le monde entier.
Il se surprend à sourire. Ça ne dure pas : il se met à penser aux morts de Camille, son frère mais surtout son ami Witold, la douleur est bien plus fraîche. Pas même trois mois qu’il est parti en ne laissant derrière que les quelques peintures qu’il avait trop aimées ou trop méprisées pour vendre. Witold aux silences éloquents… Le deuil est un gouffre: Shawn s’appuie au comptoir, en prise au vertige. Chagriné par la perte d’un homme dont il ignorait tout hier.
tiré de « Les jours sans Sacha »:
Il entend Aline, toujours au téléphone:
— Je le sais, c’est affolant que personne y comprenne encore rien…
Hervé devrait s’y remettre aussi, mais il colle à la fenêtre du salon, amer après leur échec d’hier, le regard perdu dans le banal carré de verdure derrière leur duplex.
La cour arrière demeure semblable à elle-même. Le gazon est peut-être un peu long. C’est facile d’y revoir Sacha enfant, lisant au soleil, jouant ou se chamaillant avec les voisins d’en dessous. Hervé alors avait parfois peur qu’il se blesse, ou que les voisins lui balancent une de ces insultes qui ne s’effacent pas, et que Sacha peut-être perde le contrôle et cogne. Il avait peur d’être trop sévère avec lui et de ne pas l’être assez. Il avait peur de ne pas savoir répondre à ses questions les plus difficiles. Peur qu’il ne sache pas se faire des amis à l’école. Il avait peur que Sacha soit persécuté par un camarade de classe, ou écrabouillé par une voiture, ou kidnappé par un maniaque pédophile, ou frappé par la foudre. Plus tard, il a eu peur que son fils contrarie le mauvais policier, ou qu’on trouve en lui un suspect tout désigné, ou qu’il développe de mauvaises fréquentations et se rende réellement coupable d’un crime. Il a eu peur que Sacha se lasse de Sudbury et parte vivre ailleurs. Il a eu peur que Sacha ne trouve jamais l’amour, un vrai amour durable. Certaines de ses craintes se sont effacées, beaucoup ont persisté, certaines se sont réalisées. Mais jamais il n’avait songé à craindre que son fils se volatilise et que sa vie entière soit imprimée dans les têtes de milliers de personnes dans un rayon de plus de huit cents kilomètres. Il s’en veut presque de ne pas y avoir pensé, aussi absolument idiot que ce soit.
tiré de « Cinquante-deux dans neuf »:
La nuit dernière n’a pas été facile. À guetter le moindre son provenant de la chambre voisine, Shirin retrouvait tout l’étrange de la situation. Ça brassait dans la tête de sa petite sœur. Shirin était allée voir même s’il n’y avait rien à voir: juste Sandy endormie, entortillée dans ses couvertures, grognant parfois des bribes de phrases sans queue ni tête.
Ses cauchemars s’amenuisent, paraît-il. Amoindris ou non, Shirin les trouvait effrayants tandis qu’elle restait debout dans le noir, réduite à observer et à se retenir de voler à la rescousse. Pas moyen de sauver sa petite sœur, pas vraiment: pas moyen de la protéger de ce qui remuait dans sa tête.
C’est logique, autant que le phénomène puisse l’être: normalement, les rêves ne sont-ils pas censés aider le cerveau à effectuer le tri dans les expériences de la journée, à faire le ménage? Le cerveau de cette enfant a reçu, du jour au lendemain, la totalité des souvenirs d’un homme de cinquante-deux ans – c’est indéniable, même si personne ne sait encore l’expliquer. Pas surprenant que ça nécessite encore du ménage, même après trois mois.
Ce ne sont pas que les souvenirs : ce sont les émotions qui en découlent, les réflexes acquis, toute l’identité d’un homme adulte à gérer, avant même que Sandy ait eu à vivre sa propre adolescence. À la voir ainsi tourmentée la nuit dernière, c’était facile de craindre qu’elle n’en ressorte pas. Trop facile d’imaginer Sandy s’éveillant soudain, la fixant d’un air méfiant et disant d’une absurde voix d’homme: « Vous êtes qui, vous? »
Combien de temps passé à surveiller ainsi? Sandy bouleversée puis calmée enfin, immobile, frêle énigme; fille double dans un lit simple.
tiré de « Désaccordé »:
Tout en mangeant trop vite, à la Jérôme, Yan essaie encore une fois de se trouver chanceux. Parce qu’il n’est pas Jérôme, en partant: la vie lui a souri davantage… Mais c’est trop facile, quand il pense à celle-ci, de se souvenir croche, se souvenir Jérôme et non Yan. Tout est teinté, ou trouble, il faut souvent un effort pour se souvenir vrai. Et Jérôme méprisait le souvenir, de toute façon. Agit, bouge: un autre refrain, et pas toujours un mauvais.
Chanceux, il est chanceux. Il sait à quel point d’autres se trouvent écartelés entre leur soi-même original et leur locataire. Autant Jérôme différait de lui, autant ils se ressemblent : tous deux la mi-vingtaine, tous deux mâles, hétéros, tous deux musiciens. Tous deux d’accord sur l’importance de jouer, malgré leurs styles divergents. La vocation trouvée tôt. Il se revoit à Noël déballant sa première guitare, se revoit jouant pour sa mère par les fins de soirée sans jamais savoir si ça la ferait sourire ou pleurer. Il se revoit Jérôme, réfugié dans la cave chez son oncle, vargeant sur un vieux synthé poussé à plein volume pour enterrer tout le reste. Deux gars « de région », Chicoutimi pour Yan, Jérôme plus éloigné, born in La Motte, made in Évain. Et tous deux déménagés à Montréal pour se faire entendre, comme des milliers d’autres musiciens inconnus. Deux parcours musicaux et pas de gloire encore; deux parcours interrompus, celui de Jérôme par sa disparition, celui de Yan par l’arrivée de Jérôme.
[…]
Et voilà qu’on y arrive. La raison de la visite, l’éléphant dans l’escalier. Jean-Christophe ne demande pas, il déclare comme on offre un cadeau:
— Il est temps de se remettre à l’album, tu penses pas?
Yan ne pensait qu’à ça il y a quatre mois encore, juste avant que. Un premier album, un vrai, dans lequel il imaginait exprimer le meilleur de lui-même… J-C se dit toujours prêt à le produire, plus que jamais, même.
— T’as entendu ce que j’ai fait pour Pénélope Ixe? T’as lu les critiques? Je peux faire pour toi ce que j’ai fait pour elle, je demande rien de mieux, mon gars.
Yan a entendu, a lu. Avec une pointe d’envie et une de mépris. Jérôme était doué pour le mépris: envers ceux qui faisaient de la musique trop facile, envers ses propres efforts souvent, envers le folk anodin de Yan, maintenant.
Comment pourrait-il offrir à la critique des pièces qu’il n’arrive plus à écouter? « Donne-moi du temps », avait-il dit à J-C quand ils s’étaient vus en juin pour faire le point, après que Yan lui avait fait son coming out de jérômisé. Mais le temps n’aide guère. Depuis, c’est le ressac et le tiraillement, la confiance qui n’approche que pour mieux fuir, la guitare qui sonne faux, les mélodies de l’un et de l’autre qui cherchent à s’annuler. Comment se résoudre à compléter un album qui lui paraît maintenant naïf, exhibitionniste, l’œuvre d’un homme dont la peau ne lui va plus tout à fait?
tiré de « lettre ouverte.docx »:
Si vous voyez ceci, si je me décide à publier cette lettre trop longue et trop intime, lisez-la avant que je change d’idée. Rendue là, elle en sera probablement à sa trente-sixième ou sa centième version… Dites-vous que non seulement j’ai fait l’effort de vous écrire, mais qu’en fait je vous ai réécrit, encore et encore. J’avoue: ça faisait un bout que j’en avais envie. Pendant longtemps, j’étais certaine qu’il valait mieux pas.
Quand je dis « vous », c’est à mes nouveaux amis que je m’adresse. Ceux qui ignoraient mon existence avant de subir la grande altération. Ceux qui se sont éveillés un matin et se sont sentis tristes et déroutés, peut-être, de ne pas me trouver dans leur lit, dans leur vie. Comme il m’arrive de trouver injuste et anormal de ne plus te trouver dans la mienne, depuis avant même ta disparition – depuis presque un an, en fait, au moment où je réécris ces lignes.
Par « toi », je veux dire Huiyin. Si j’ai accepté toutes vos demandes d’amitié, c’est parce que nous l’avons, elle, en commun. Je l’avais dans la peau avant que vous l’ayez dans la tête. Je l’ai connue pour vrai, mais vous la connaissez mieux que moi. Ça m’enrage et ça me fascine. Je vous ai acceptés parce que j’aurais jamais su vous ignorer, jamais pu t’ignorer, pas si tu venais vers moi. Même si je ne suis pas votre Anne-Sophie, pas comme j’étais la sienne.
Quand même… Juste avant qu’on vous perde de vue, toi, Morgane et les autres, je commençais presque à m’habituer à ne plus être avec toi. Ça faisait déjà des mois que tu m’avais quittée et je pouvais presque passer une journée entière sans penser à toi. Des fois je me demandais si tu n’allais pas m’appeler une nuit, à moitié soûle. Mais non, ç’aurait été trop ordinaire: il fallait que tu deviennes un phénomène.
T’es partie et t’es partout. Éparpillée dans des milliers et des milliers de têtes. Méchant tour de passe-passe, même si c’est loin de ton style: c’est trop subtil, en tout cas il n’y a rien à voir, mais en même temps c’est trop énorme. Ça manque de désinvolture, de broche-à-foin, de boîtes en carton mal empilées, de lapins en peluche tout décrissés. Ça manque d’humour, ton humour décalé dans lequel les meilleures blagues étaient celles que je ne comprenais pas. Quoique, justement, je ne comprends pas à quoi ça rime, toi multipliée, dans une foule de têtes mais pas la mienne. Tout ce que je sais, c’est que je voudrais pouvoir les rassembler, tous ces gens qui ont hérité de toi, et les presser comme une giga-orange pour t’en extraire. Pour te retrouver. Même si ça serait peut-être juste pour qu’on se quitte encore.