Ce texte est une transcription d’une fiction audio produite dans le cadre du Patentarium; vous pouvez l’écouter ci-dessous. Elle s’inscrit dans la série Racontars, une série thématique où les histoires, entièrement indépendantes les unes des autres, explorent de diverses manières l’oralité et la transmission de rumeurs, de récits, de savoir. Dans cette optique, le texte ci-dessous reproduit d’assez près la langue parlée.
Bon. OK, là ça a l’air d’enregistrer…
Ça risque d’être long avant qu’on se revoie, pis je le sais que t’as pas envie de m’écouter comme c’est là mais… il faut que je partage quelque chose avec toi. Au sujet de la piscine. Parce que t’es mon gars, pis tu mérites de connaître le secret. Parce que la piscine, dans un sens, c’est ça qui a faitte de moi l’homme que chus devenu. [soupir] J’avais toujours imaginé partager ça face à face… pas enregistrer ça sur ton téléphone pendant que tu profites de mon cinéma maison avec tes chums pour pas avoir à me parler… mais bon. Tout ce que je te demande, c’est de pas effacer le message tu-suite, OK? Prends le temps de l’écouter – juste toi. Attends d’être tranquille tout seul, pis… écoute. T’en feras ce que tu veux après.
T’as pas idée combien j’tais fier de toé l’an passé quand t’as eu ton premier cours de natation. T’as pas paniqué – ben, pas trop – pis j’savais déjà que tu finirais par devenir un bon nageur.
J’ai vu comment tu regardais les gars plus vieux qui plongeaient dans le creux, eux autres. J’me souviens : quand j’avais ton âge, ça m’faisait peur, le creux! Parce que nager, c’t’encore pas si pire, tu gardes la tête à’ surface. Le défi, c’est la plongée.
Continue tes cours, pis un moment donné ils vont t’envoyer dans le creux pis te demander d’aller toucher le fond. Ça va te faire peur, mais… tu vas y arriver. Tu vas te sentir fier. Mais même ça, ça sera juste le début. Pour toi, si tu veux, ça sera juste le début.
Ce que j’ai de mieux à t’enseigner comme c’est là, avant de partir… c’est comment continuer passé le fond.
J’te dis tu-suite… ça viendra pas tout seul. Pour réussir à passer le fond, il faut que tu le veuilles plus encore que tu veux respirer. Vouloir, ça s’apprend – pas à partir de rien, il faut que tu veuilles apprendre, pour commencer, mais si t’as au moins ça, tu peux apprendre à vouloir plus.
Tu sais comment, quand on rêve des fois, on se rend compte qu’on a juste à s’arranger pour pas toucher le sol, pis tout d’un coup on est capable de voler? C’t’un peu comme ça. Le fond est là mais t’as rien qu’à t’arranger pour continuer.
… bon, je sais pas, peut-être que j’explique mal, c’est dur à expliquer. Le truc, c’est d’oublier ce que ton instructeur te dit pis de pas essayer d’atteindre le fond; c’que tu veux, c’que tu dois vouloir plus que toutte, c’est d’atteindre le pas d’fond. Pis le pas d’fond, ben dis-toi qu’y’est loin. Ça fait que tu bats des jambes en pensant rien qu’au pas d’fond, pis un moment donné tu vas avoir plongé ben assez longtemps pour toucher le fond, mais tu y penseras pas parce que t’as… parce que le fond, tu l’as évacué de ton esprit. Si t’escalades une montagne, tu regardes pas vers le bas – en tout cas, j’imagine que c’est mieux pas. Ça fait que quand tu plonges, ben pense pas au fond.
Moi, je l’ai découvert par accident. Le creux, ça me faisait peur pas à peu près, ça fait qu’une fois, j’ai plongé les yeux fermés ben dur, pis je pensais juste « descendre », juste… « descendre »… pis j’ai descendu, profond, là!… Quand j’ai cru que j’allais manquer de souffle, j’ai ouvert les yeux pis devant moi ça continuait, c’était creux sans bon sens encore, creux comme ça s’pouvait pas.
Après, ça m’a pris des années… j’ai perdu des années avant d’oser essayer encore… pis rendu là ça m’a pris encore six mois pour réussir à dépasser le fond une autre fois. Pour trouver la bonne attitude. Je retournais quand je pouvais, j’attendais que personne me regarde pis je plongeais. Pis j’ai vu que, passé le fond, y’avait quequ’chose qui m’attendait.
Si tu suis mes instructions, tu vas le voir. Prends ton temps – perd pas des années comme j’ai faitte, mais essaie pas d’aller trop vite, faut que t’entraînes tes poumons. Mais un jour tu seras prêt, pis tu vas voir : quand t’arriveras au boutte de ton souffle, surveille la paroi sud. Les autres parois vont en s’éloignant de toute façon, t’es verras déjà presque pus, rendu là. Dans la paroi sud, tu vas voir comme un trou, pis une grosse bulle d’air coincée dans c’trou-là. Tu rentres ta tête dans’ bulle, pis tu vas pouvoir remplir tes poumons. Éternise-toi pas, sinon l’air va devenir vicié à force que t’expires dedans. Prend une bonne bouffée, pis tu vas être capable de descendre encore.
Je l’sais pas d’où à viennent, les bulles. L’air se renouvelle dedans, on dirait – si tu y donnes le temps. Ça prend une semaine, mettons. Si tu deviens vraiment le king de l’apnée, comme moi, pis si tu descends assez vite, tu vas toujours croiser une bulle avant de manquer de souffle. Mais pousse-toi pas trop, non plus! Tu veux pas pogner une crampe ou brûler ton air trop vite. Trouve ton rythme. Souvent, je chantais dans ma tête, ça aidait.
Les bulles, je suis venu à voir ça comme des paliers. la première bulle marque le début du premier palier. Après, t’es dans le premier palier jusqu’à ce que t’atteignes la deuxième bulle…
Ça fait qu’après la première bulle, tu continues. Garde les yeux ouverts, mon gars, tu veux rien manquer. Passé le premier palier, c’est plus facile pour les yeux, le chlore se rend pas. C’est moins facile à nager, par contre. Il y a de la tuyauterie au deuxième palier, des gros tuyaux en stainless dans tou’es sens, il faut que tu te faufiles. Rendu là, l’eau est trouble un peu : j’ai jamais vu d’où les tuyaux partaient, ni où ils se rendaient… J’ai essayé d’es suivre une fois mais j’ai manqué y rester. Ça vaut juste pas la peine. T’es là pour descendre, oublie pas.
Troisième palier, la paroi est direct sur le ciment. C’est calme, d’habitude, à part que l’eau s’en vient salée. Ç’a pas été long que mes yeux se sont habitués au sel. Au pire aller, tu portes un masque… Au début, tu vas trouver ça dur de te rendre là, surtout qu’il y a rien à voir. Mais c’est comme ça, dans’ vie, il faut que tu persévères si tu veux arriver à quequ’chose.
Déjà, au quatrième palier, ça se peut que tu commences à voir des poissons. Des petits argentés surtout, comme des éperlans mais pas pareil. L’eau sera pus d’la même couleur, c’est subtil, mais c’est beau. C’est la mer, mon gars. Au début, c’est sûr, je me demandais ben ce que la mer faisait là, mais… y a des question qui te mèneront jamais nulle part, tsé? Comme les tuyaux au deuxième palier. La mer, on l’a en dedans de nous, on vient de là. La vie vient de là, tsé, ils ont dû te montrer, à l’école, les premiers poissons qui sortaient de la mer pis qu’il leur poussait des pattes? C’est dans la mer que toutte a commencé. Ça fait longtemps qu’on l’a quittée, mais je pense qu’elle nous a jamais oubliés. J’pense qu’est jamais aussi loin qu’on penserait.
De découvrir la mer, comme ça, par en-dessous de la piscine municipale, ça m’a changé. Ça m’a motivé comme rien d’autre le pouvait. Mes profs avaient toujours dit que j’étais « dissipé », mais là j’avais quequ’chose à explorer. Quequ’chose qui me poussait à me dépasser. J’voulais voir où ça menait, jusqu’où ça descendait, encore.
J’vas pas toutte te dire ce que t’as à découvrir là, il faut ben qu’il te reste des surprises un peu, mais de toute manière, c’est l’accomplissement qui est la vraie récompense là-dedans. Quand tu croiseras ton premier requin, autour du septième palier, t’auras beau savoir que tu risquais d’en croiser là, je suis sûr que ça sera pas moins épatant pour autant. En passant, inquiète-toi pas, les requins, tu vas voir, c’est comme les guêpes : tant que t’es écoeure pas, ils t’écoeureront pas non plus. Pis tant que tu saignes pas, aussi.
Ce qu’il vaut mieux que tu saches tout de suite, c’est qu’à partir du huitième palier… y a du monde. Rendu là, la paroi est en roche, avec des algues pis des coquillages pognés après. Pis ça se peut que tu voies du monde qui sont pas tout à fait comme nous autres. Pas exactement comme des sirènes non plus… j’sais pas trop si c’est des humains qui ont tellement plongé qu’ils ont fini par devenir un peu poissons, ou des poissons qui ont évolué pour devenir quasiment humains sans jamais sortir de l’eau…
Ils sont prudents, en tout cas; ça a pris un boutte avant qu’j’en aperçoive un, seulement, pis au début ils gardaient leurs distances. Mais y en avait une…
Quand je la voyais, j’essayer de lui parler par gestes. Elle a commencé à me répondre, on se comprenait pas bien, mais… il se passait quequ’chose. Une fois, j’ai voulu l’impressionner, j’essayais de faire des acrobaties dans l’eau – j’tais jeune encore, j’tais con. J’me suis rendu compte trop tard que je m’épuisais, que j’étais su’l’bord de manquer d’air. C’est là qu’elle m’a attrapé pis attiré dans la roche. Y’avait tout un réseau de tunnels, on a filé là-dedans, toutte c’que j’ai su, à me poussait la tête vers le bas, j’ai pensé qu’à voulait m’noyer pour me dévorer…
…pis j’me suis rendu compte que je pouvais respirer. Ils avaient une grande caverne avec le plancher tapissé d’algues, des algues qui produisaient des bulles d’air, ou qui les captaient, je l’sais pas…
J’ai pu respirer. je pouvais rester sans avoir à compter les minutes. Elle m’a fait visiter. Les autres avaient pas touttes l’air contents d’me voir, mais ils ont fini par nous laisser tranquilles. Moi, j’en revenais pas. Tout ce monde-là qui vivait sous l’eau, qui vivait… autrement. Ils avaient des grands espaces dans’roche, ils avaient leurs jeux, leur musique. Pis elle… elle était belle : pas comme ta mère, pas comme une femme humaine le serait mais… belle autrement.
Tsé c’que ta grand-mère t’avait compté, par rapport à la fois où j’tais parti dans le bois sans prévenir pis qu’ils m’avaient fait porter disparu, avec la police pis toutte? Ben ouais. C’est pas dans le bois que j’étais, mais je savais que pour eux autres ça serait plus facile à croire.
J’pense que… j’pense que, dans l’pas d’fond, le temps marche pas pareil. La pression non plus, tant qu’à ça : à l’époque, j’y pensais pas, mais il me semble que j’aurais pas dû pouvoir remonter aussi vite d’une profondeur de même sans subir des séquelles.
Mais, ouais, le temps est différent. Mes parents disent que j’ai été trois jours « dans le bois », mais j’ai l’impression d’avoir vécu au moins trois semaines sous l’eau avec ma… ben, en tout cas, avec elle, là. J’ai passé par toutes les émotions pendant ce temps-là, mais j’ai fini par comprendre que son monde, ça pouvait pas être le mien. On s’aimait, je pense ben qu’on s’aimait, mais… des fois, l’amour c’est pas assez. Ça veut pas dire que c’est pas important, c’est juste que… c’est comme ça.
Shit, j’veux pas te déprimer avec mes histoires, c’est pas ça le but. C’que j’veux t’dire, là, c’est que j’ai vécu quelque chose d’exceptionnel. Parce que j’ai osé explorer ce que j’avais découvert; parce que j’ai persévéré pis appris à plonger toujours mieux. Pis ce que j’ai osé, dans’vie, par après, je l’ai osé parce que la piscine m’avait appris à oser, à pousser, toujours. Bon, dans’ vie non plus, j’me suis peut-être pas rendu aussi loin que j’aurais pu, mais… j’peux m’tenir la tête haute.
Ce que j’veux t’dire, c’est que, si t’es assez brave pour descendre toi aussi, tu verras pus la vie de la même manière après. Tu vas voir qu’y a du monde qui vit sous l’eau, ils auront peut-être quelque chose à t’apprendre, mais c’est pas eux autres, le but, non plus. Y faut que t’ailles plus bas.
Plus bas, on voit toutes sortes d’animaux encore pour un palier ou deux. Y a la musique, aussi, ça… ça se décrit pas, faudra que tu te rendes pour l’entendre. Après ça, c’est tranquille, juste l’eau pis la paroi qui continue. C’est vide pour un grand boutte, pour aussi loin que j’ai été capable de m’rendre.
J’sais que ç’a l’air platte, de même, mais… j’aimais ça, ce boutte-là. Parce que quand tu descends dans ces paliers-là… tout est derrière toi. Pis y’a un mystère devant. Y’a un mystère devant. Le mystère, je l’ai jamais atteint, pis je me demanderai probablement toujours si j’ai pas manqué quelque chose, si ma vie aurait pas été plus riche si je m’étais rendu. Mais j’me dis que ça m’a enrichi la vie : c’est pas tout le monde qui a la chance d’approcher d’un mystère – un vrai. Mais toi, t’es jeune, t’as la possibilité d’en approcher pis peut-être plus, peut-être d’en voir le fond. Ça vaut la peine que t’essaies, au moins. J’te regarde aller pis je me dis que, ouin : si y’a quelqu’un qui peut réussir là où j’ai échoué, ça doit être toi.
Moi, j’ai eu une mauvaise passe. J’avais des problèmes en dehors de la piscine, je plongeais pour les fuir, mais comme j’tais pas prêt à vivre ma vie sous l’eau, ça restait juste ça : de la fuite. J’ai fini par me tanner, désenchanter, chépas. J’plongeais de moins en moins souvent. J’me suis mis à fumer, ostie d’épais… maintenant j’ai pus le souffle pour plonger comme je le faisais, pis mon corps rajeunit pas.
J’suis désolé de pas être allé à tes cours de natation après le premier… mais c’te fois-là, quand le chlore m’a pogné… La piscine, ça a été toute une étape de ma vie, tu comprends? J’pouvais pas juste aller te regarder nager à tou’es deux semaines pis faire comme si de rien n’était. J’suis pas moins fier de toi pour autant.
C’est ça que je voulais te dire. que je voulais enregistrer pour toi, en tout cas, avant que ta mère vienne te chercher. Moi, mon bateau part après-demain… j’vas retrouver la mer, enfin, après toutte ce temps-là : en surface pour tout de suite, mais on sait jamais où le voyage peut nous mener. J’sais ben pas quand je vais revenir, ça dépend de ce que je trouve. Mais j’espère ben que tu vas remarquer cet enregistrement-là pis que tu vas l’écouter jusqu’au boutte. J’suis fier de toé, mon gars. J’sais que t’es digne de la piscine.