Ce texte est une transcription d’une fiction audio produite dans le cadre du Patentarium; vous pouvez l’écouter ci-dessous. Elle s’inscrit dans la série Racontars, une série thématique où les histoires, entièrement indépendantes les unes des autres, explorent de diverses manières l’oralité et la transmission de rumeurs, de récits, de savoir. Dans cette optique, le texte ci-dessous reproduit d’assez près la langue parlée.
Pour vous raconter mon histoire de pêche, il faut d’abord que je vous raconte celle de mononc’ Jim. Ou plutôt, que je vous relate la fois où il l’a élevée à un autre niveau: la fois où sa vie en dépendait.
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Quand j’ai été accepté au bac en lettres à Rimouski, mononc’ Jim m’a dit : « Xavier, si tu veux, j’ai une chambre pour toi! ». Jim, c’est pas mon vrai oncle, plutôt un vieux pote de mon père. Chauffeur de taxi à la retraite, ébéniste amateur, bon vivant. Lui et son épouse habitaient tout près de l’université : ils m’ont logé, nourri, ils me chargeaient presque rien. C’était du monde accueillant, avec moi comme avec leur parenté, leurs amis, leurs collègues. Ils recevaient souvent à souper. Et ça, ça veut dire que j’ai entendu son histoire de pêche plus souvent qu’à mon tour.
Quand j’étais petit, mes sœurs pis moi, on la lui redemandait, son histoire, presque chaque fois qu’il venait chez nous. Je la connaissais par cœur. Mais là, installé chez lui, je le voyais dans son élément. S’il recevait quelqu’un pour la première fois, il fallait que le nouveau visiteur entende son histoire.
C’était une bonne histoire, bien rodée. Je saurais pas lui rendre justice, alors j’essaierai pas; c’est ce qui vient après que je veux vous raconter. Tout ce que vous avez besoin de savoir, c’est qu’y était parti pêcher seul, dans un lac où il pensait avoir repéré, l’été d’avant, un poisson énorme. Y avait appâté sa ligne d’une manière… inusitée, et la bête avait fini par mordre.
Bien sûr, chaque fois que j’ai entendu l’histoire, le poisson était un peu plus gros, et la lutte avec l’animal était un peu plus spectaculaire que la fois précédente. Jim mimait l’action à mesure, debout, un pied sur sa chaise, le corps arqué par en arrière, à tirer sur sa ligne de toutes ses forces. Il passait proche d’échapper sa prise, une, deux, trois fois, mais toujours il tenait bon! Je l’écoutais pis je me prenais à hocher la tête à mesure, y avait un rythme à ça.
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Mais une fois… il l’a racontée pour une grosse tablée. Des habitués : y’avait les trois frères de son épouse, avec leurs épouses et quelques enfants et adolescents. La plus jeune des filles a demandé l’histoire, et Jim était lancé. Le poisson cette fois-là était pas juste « long d’même », il était plus long que la table avec les rallonges. Quand l’aîné des beaux-frères lui a demandé quelle espèce – moitié par défi, moitié par obligation, j’ai l’impression – Jim a avoué qu’y’était pas certain, mais qu’il pensait que c’était un spécimen étranger, qui était arrivé du sud après avoir tout dévoré dans son lac natal.
Le beau-frère a accepté l’explication, mais… Y’affichait un petit air blasé, condescendant, presque, et ça, j’ai l’impression que Jim l’a bien remarqué pis que ça l’agaçait. Y’a mis dans son récit plus d’énergie encore, y’a lutté avec ce poisson-là comme rarement il l’avait fait, les enfants le fixaient avec des yeux ronds, mais le beau-frère-en-chef paraissait pas tellement impressionné.
Et quand Jim est arrivé à la fin… quand y’a dû se résoudre à laisser partir le poisson pour sauver sa propre vie, et que le poisson en se débattant lui a balancé un coup de queue en pleine face… le beau-frère a devancé mononc’ Jim en concluant : « … et c’est depuis ce temps-là que t’as le nez croche ».
Depuis ce souper-là, j’ai beaucoup réfléchi à tout l’incident. Que le beau-frère complète son punch, je pense que c’était pas si grave; mais qu’il le fasse avec son espèce de ton suffisant… ça, Jim l’a pris comme un affront.
Alors Jim a toisé son beau-frère et lui a dit que… y’avait pas fini. Parce qu’après qu’il se soit pris la queue du poisson en pleine face, il s’était passé quelque chose qui lui était encore jamais arrivé dans toute sa carrière de pêcheur.
Avant de continuer, il s’est tourné vers son épouse, y’a dit : «Sonia, sors le bourbon, j’offre la tournée, ton frère va p’t’être en avoir besoin… » Et pendant qu’elle servait, il nous a tous plongés dans le moment. Il nous a décrit le ciel sans nuages, le soleil bas, qui se reflétait sur les écailles du poisson… Je suis à peu près certain qu’il savait pas comment continuer son histoire, mais il savait que ça lui prenait quelque chose de gros, alors il décrivait pour gagner du temps. Mais avant qu’on puisse vraiment s’impatienter, il nous a dit comment tout ce beau décor s’est mis à tourner autour de lui, parce que le coup l’avait sonné raide… si bien qu’y’est tombé à l’eau, et avant qu’il puisse se ressaisir, le poisson était revenu pis l’avait avalé.
Le beau-frère l’a zieuté par-dessus son bourbon, y’a dit « il t’a avalé? ». Mononc’ Jim a dit : « tout rond ». Un des enfants a levé la main, avec un grand sourire, y’a dit « c’est pas comme ça que tu la racontes d’habitude! » Jim a dit : « Je l’sais ben! Mais voyez-vous… j’en ai jamais parlé avant parce que… j’avais honte. Pas honte d’avoir été avalé, c’tait quasiment un honneur de se faire avaler par un poisson de c’te calibre-là… mais, non, j’avais honte de ce que j’ai eu à faire pour me sortir de là. »
Et Jim d’expliquer comment il pouvait presque pas bouger, dans le poisson, il pouvait même pas lever sa main pour caresser son menton pour s’aider à réfléchir, le poisson le brassait dans tous les sens… Et avant qu’il puisse trouver un plan d’évasion, son beau-frère a dit : « Mais tu devais manquer d’air là-dedans, comment tu faisais pour respirer? »
J’ai vu la posture de Jim changer à ce moment-là, c’était comme une sorte de lâcher-prise, peut-être… Il a dit : « Ben justement. Je suffoquais là-dedans, pis c’est ben triste à dire, mais je suis arrivé au boutte de mon souffle, pis j’suis mort. »
Le beau-frère a dit « t’es mort ». Mononc’ Jim a dit : « chus mort ». Et sérieusement, là, y a eu un moment de silence autour de la table, comme si on portait tous le deuil de mononc’ Jim alors qu’y’était là devant nous à prendre une gorgée de bourbon avant de continuer. C’était dans ses yeux, je pense, la franchise dans son regard quand y nous a annoncé son trépas, presque comme si lui l’avait vécu, son propre deuil, et qu’il trouvait dommage de nous le faire vivre, mais qu’y’avait pas le choix.
Il nous a décrit comment c’était, la mort : comment son âme s’est séparée doucement de son corps, s’est élevée à travers la chair du poisson pour se retrouver à flotter dans l’eau, libre. C’était beau! … Je pensais avoir compris, déjà, pourquoi il racontait : parce que ça faisait de lui le centre de la pièce, juste le temps d’une histoire. C’était enivrant pour lui… et ce soir-là ça l’était plus que jamais, parce qu’il se lançait dans l’inconnu en nous entraînant derrière lui.
Mais par en-dessous de l’ivresse, je devinais une tension chez lui aussi. Y’avait une bonne poker face, Jim… mais je l’avais vu conter assez souvent pour déceler si ça allait à son goût ou non. Je pense que, dans son for intérieur, y’était comme un skieur qui dévale une pente difficile pour la première fois – mieux, c’était comme dans le film de Wallace et Gromit où le pingouin est assis sur sa locomotive lancée à toute allure et qu’il construit la voie ferrée devant lui à mesure qu’y’avance.
Faut dire aussi que… Jim, y’avait juste une histoire, mais y’en était fier! La moitié de ses chaises étaient bancales, mais son histoire était bien construite. Jim, y’était même trop fier pour se dédire : si y’était avalé, y’était avalé, si y’était mort, y’était mort, et il savait qu’à une bonne histoire il devait trouver une bonne suite.
Donc : son âme flottait dans le lac pendant que le poisson s’éloignait. Et à travers l’eau, il voyait le soleil… mais aussi une deuxième lumière, plus brillante. Il a su qu’il voyait là la fameuse lumière vers laquelle notre âme est censée se diriger après la mort. Mais lui voulait pas y aller, y’était trop jeune, il voulait voyager, y’avait pas encore rencontré la femme de sa vie…
Alors il a regardé le poisson qui filait, et à l’intérieur duquel se trouvait son corps… Et c’est là qu’il s’est décidé à faire la chose dont y’avait honte encore maintenant. Lui qui était si fier, lui qui avait jamais demandé de l’aide à personne depuis l’âge de huit ans… il s’est mis à prier, à dire « Bon Dieu, laissez-moi me sortir de ça, c’était une erreur, ayez pitié du pauvre pêcheur que j’suis »…
Pis moi, assis à sa table à écouter sa prière, j’étais… émerveillé. J’achevais de comprendre ce qui faisait de lui un bon conteur. Sa passion, sa fierté y étaient pour quelque chose, mais, plus que ça : il croyait. Quand il contait son histoire, elle devenait vraie pour lui! Et je constatais que mononc’ Jim, y’était nerveux comme jamais. Ça se sentait, littéralement : une odeur de sueur, de cerveau surchauffé, quasiment. Il récitait sa prière et je devinais dans son ton non seulement le stress qui vient avec l’improvisation, mais aussi de la panique, aussi quelque chose comme de l’angoisse existentielle! Mononc’ Jim, son histoire était vraie, dans son histoire il était mort, et là il cherchait un moyen de s’en sortir vivant.
Et là – j’veux pas dire qu’y’a vécu un moment de grâce… je pense pas que personne à part lui-même ait répondu à sa prière. Mais quelque chose a cliqué, c’était clair. Il nous a dit comment, tout au long de sa prière, il regardait non pas la lumière mais le poisson qui s’enfuyait avec son corps. Et comme si la prière lui donnait des ailes – ou des nageoires – son âme s’est mise à traverser l’eau de plus en plus vite pour arriver à suivre l’animal.
Il s’approchait, plus vite encore, il tendait la main vers le poisson mais sa main était presque rien, juste une forme blême qui scintillait un peu, un souvenir flou. Le poisson s’est mis à tourner par-ci par-là, comme en chasse, comme si même après avoir avalé Jim il lui restait de la place pour un petit dessert. Jim a pu l’étudier de plus près: y’avait du vécu, ce poisson-là, des cicatrices… et y avait quelque chose sur son corps, juste au-dessus de la nageoire pectorale droite… quelque chose de blême, qui scintillait un peu… comme un bout de nageoire spectrale, comme si l’âme du poisson dépassait de son corps à cet endroit-là.
Jim a eu une idée. Il s’est mis à tourner autour du poisson pour attirer son attention. Y’a crié mais aucun son sortait, y’a agité ses bras mais lui-même les voyait à peine. Puis il a pensé à l’appétit du poisson… Avec sa main, il s’est mis à mimer du dessert; à agiter ses doigts comme autant de ménés, à concentrer toute sa volonté dans sa main pour la faire scintiller plus fort, comme les reflets sur des écailles argentées. Y’était tellement concentré là-dessus qu’y’a mis un instant à se rendre compte que le poisson avait cessé de chercher.
Le poisson le regardait.
Jim a agité sa main encore; le poisson a battu de la queue pis a foncé droit vers lui. Jim aussi s’est donné un élan, de toute la force de son esprit, et y’a foncé à la rencontre du poisson. Ils ont atteint une bonne vitesse, un comme l’autre, et alors qu’ils allaient se rencontrer, alors que le poisson ouvrait grand sa gueule pour dévorer la main frétillante de Jim… Jim a déplacé sa main pour agripper le petit bout d’âme qui dépassait sur le côté du poisson. Y’a tiré d’un grand coup – et y’a arraché l’âme du poisson, pendant que le grand corps inerte continuait sur sa lancée.
Jim en revenait pas : même mort, il avait vaincu le poisson.
Mais sa prise, il l’a pas tenue longtemps. L’âme du poisson avait pas oublié sa faim, on aurait dit. Elle s’est tortillée, a échappé à Jim, puis s’est essayée encore à lui mordre la main. Jim esquivait de son mieux, il voulait pas savoir ce qui se passerait si l’âme du poisson réussissait à le mordre. Il s’est éloigné à toute allure, mais l’âme du poisson l’a pris en chasse.
Au dire de Jim, ils ont fait le tour du lac trois fois, ils ont nagé creux pis pas creux, ils ont remonté la rivière… et c’est seulement là que Jim a pensé qu’il était pas obligé de rester dans l’eau. Il s’est donné un élan pis s’est élevé dans les airs, et quand il a regardé derrière, y’a vu que l’âme du poisson suivait pas. Le poisson, il connaissait juste l’eau, il devait être trop bête pour essayer d’en sortir.
Du haut des airs, Jim est revenu au lac. C’est là qu’il a vu que le cadavre du poisson, en continuant sur sa lancée, s’était rendu au bord du lac; il affleurait en surface, il roulait dans les vagues. Jim pensait à son pauvre corps, piégé à l’intérieur… quand il a vu une corneille dans un arbre. Il est allé faire frétiller sa main devant elle. La corneille était pas trop réceptive, mais Jim a fini par réussir à l’attirer en direction du cadavre, et là, quand elle a vu le festin… Elle s’est posée sur le ventre du poisson, s’est mise à picorer, puis a poussé des grands cris. Bientôt, une dizaine, une vingtaine de ses amies sont venues la rejoindre. Jim les a regardés s’empiffrer, trouer le cadavre de leurs becs…
Quand y’a commencé à aperçevoir sa pauvre dépouille par les trous, il s’est décidé. Y’a foncé dans son corps, y’en a repris possession. Ç’a pas été facile – comme d’enfiler un chandail qui a rétréci au lavage, qu’il disait. Mais dans un grand sursaut, son corps a pris vie. Pendant que les corneilles s’enfuyaient, mononc’ Jim a craché de l’eau, a inspiré de l’air, s’est battu pour se dépêtrer du cadavre, et finalement a pu s’étaler sur la terre ferme, encore à moitié mort mais pourtant ben en vie malgré tout.
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Autour de la table, il y avait des yeux ronds, des gueules entrouvertes, un silence épaté. Un des enfants – celui qui avait levé la main plus tôt – s’est mis à applaudir. Mononc’ Jim a pris son verre de bourbon encore à moitié plein, a regardé son beau-frère droit dans les yeux, pis à dit :
« Et c’est comme ça que j’ai vaincu le plus gros poisson que j’avais jamais vu pis que j’suis r’venu d’entre les morts. Pis, ouais, c’est depuis c’temps-là que j’ai le nez croche. »
Y’a calé son verre. Tout le monde a applaudi.
Ça a remis de la vie dans la soirée. Ils ont veillé tard pis je les ai laissés veiller en famille; moi, je me suis enfermé dans ma chambre pour prendre des notes. Parce que je savais que j’avais été témoin d’un moment exceptionnel : pas juste d’un petit miracle d’improvisation, mais d’une réelle lutte pour la survie. Mononc’ Jim s’était mis en danger, il s’était battu contre sa propre invention et il s’en était bien tiré.
Je suis quand même sorti de ma chambre pour dire au revoir alors que tout ce beau monde-là s’en retournait chez eux. Le beau-frère-en-chef, en sortant, a su rendre son dû à mononc’ Jim. Il l’a félicité pour son histoire, et pour montrer qu’y’était beau joueur peut-être, il s’est essayé à embarquer lui aussi, y’a dit :
« Mais si j’ai bien suivi… l’âme de ton poisson, elle, à court encore? T’as pas peur de la croiser un jour? »
À c’moment-là, j’étais juste à côté de Jim. Assez pour le voir pâlir, pour le sentir crispé tout d’un coup. Malgré tout, y’a pris son ton le plus jovial, il a dit: « À court encore, qu’il dit… À court pas, à nage! »
Et par la suite, j’ai souvent été tenté de reparler de son histoire à mononc’ Jim, mais j’ai jamais osé, parce que… je le sentais troublé. Après ça, y’a continué à la raconter quand on la lui demandait, mais toujours la version classique, jamais celle où y mourrait. Et à ma connaissance, y’est jamais retourné à la pêche.
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Mon histoire pourrait se terminer là-dessus; mon histoire qui est surtout la sienne. C’est solide, comme fin, je trouve: « y’est jamais retourné à la pêche ».
Mais moi, oui.
Pas que j’aie jamais été un grand pêcheur. Mais quand j’ai commencé à sortir avec celle qui est maintenant mon ex, elle m’a présenté à son père et lui a insisté pour m’emmener pêcher. On est allés… Ça a pas été très long avant qu’on épuise nos sujets de conversation, mais on était loin d’avoir épuisé le lac et lui était pas prêt à rentrer bredouille. Moi, j’agitais ma ligne sans m’attendre à rien… Un moment donné j’ai cru sentir de la résistance, j’ai tiré mais ça remontait trop facilement. J’ai ramené ma ligne dans le bateau, je pensais que j’avais rien remonté à part mon appât, mais…
Je me suis rendu compte que, juste là, à mes pieds dans le fond du bateau, il y avait… presque quelque chose. Il y avait rien, mais je devinais du mouvement, comme si je le voyais du coin de l’oeil alors que c’était pourtant droit devant moi. C’était comme une grande forme blême qui scintillait un peu, une forme au moins longue de même, qui se débattait en lançant des reflets argentés. C’était… comme une vérité insaisissable, comme l’âme d’une invention, comme le souvenir d’une histoire qu’on sait pas si on peut la croire ou non. Quelque chose de gros mais de ténu en même temps. Le père de mon ex a rien remarqué, il restait concentré sur sa ligne. Moi, j’ai eu comme un réflexe, même si il m’est arrivé su’l’tard : j’ai pris ma ligne, j’ai agité l’appât, je l’ai relancé à l’eau. La forme devant moi s’est tortillée une dernière fois pis a bondi par-dessus bord pour suivre mon appât.
J’ai laissé ma ligne à l’eau… longtemps. Je l’ai pas remontée avant d’être ben certain d’avoir rien attrapé.
Pis depuis ce temps-là, je m’intéresse toujours aux histoires… mais je suis jamais retourné à la pêche.