Il y en a peut-être parmi vous autres qui êtes ici pour la première fois, et qui ne savez pas trop à quoi vous avez affaire. Il y en a peut-être aussi qui viennent souvent ici et qui croient tout savoir du Sergent. Eh bien, pour tous vous autres, j’ai préparé trois manières de voir le Sergent recruteur.
Première vision:
Le Sergent recruteur était un homme jovial et bavard. Pour enrôler les gens dans son armée, il leur racontait des histoires de valeur et de bravoure, et leur faisait miroiter des légendes de trésors endormis les attendant à l’étranger. Par ses histoires, il donnait du courage aux soldats qui partaient combattre géants, fantômes, dragons et autres moulins à vent.
Le Sergent serait décédé vers l’an 1783. Il y a cinq ans, derrière une porte scellée d’un sous-sol de banlieue, on a découvert sa dépouille miraculeusement intacte; on la croit préservée par les histoires qui l’habitent.
Le corps du Sergent gît maintenant sous notre ancien stage, juste là sous la fenêtre, au pied de ce portrait qui rend bien son regard de visionnaire. Des années durant, on a conté au-dessus de sa dépouille, tout emplis d’une verve peu commune. À un certain moment donné, quand tous les conteurs et les conteuses ont été mis dans le secret, il y en a qui ont pris peur un peu. Pour calmer les esprits, on s’est essayé à changer de stage et on s’est mis à conter ici plutôt. Ça marche tout aussi bien. On a compris que l’influence du Sergent s’étendait à tout le bar. Mieux que ça encore: depuis ce temps-là, les conteurs et conteuses des Dimanches du conte sont allés un peu partout. En petits groupes, on a conté en Abitibi, un peu partout le long du fleuve, et jusque de l’autre côté de l’Atlantique. Peu importe où on allait, le Sergent était parmi nous.
Deuxième vision:
Tout au Sergent n’est qu’illusion. Les Dimanches du conte ne sont pas réellement des événements culturels: ils constituent plutôt une thérapie pour Jean-Marc, notre animateur. Il a été un temps où Jean-Marc vivait dans un délire permanent: il pouvait s’arrêter en plein milieu de traverser la rue et se mettre à déclamer toutes sortes de choses impossibles, incapable de s’arrêter. C’est André Lemelin qui l’a convaincu de s’associer pour lancer les Dimanches du conte, dans l’espoir que ça amènerait Jean-Marc à concentrer son délire dans un contexte où ça serait utile et apprécié. Jean-Marc a embarqué là-dedans sans problème: on lui a dit que c’était une thérapie pour vous autres.
Tout au Sergent n’est qu’illusion. Les graffitis dans les toilettes sont soigneusement choisis et entretenus par une équipe d’experts. Carlos, notre barman, est en réalité un frère de l’ordre de Saint-François, un homme d’une grande sérénité, maître du déguisement, envoyé comme espion par le Vatican qui a entendu qu’il se passait ici des choses pas catholiques. Le chapeau que nous passons à l’entracte n’est pas un vrai chapeau: c’est un panier de paille!
Tout au Sergent n’est qu’illusion: il y a juste les histoires qui sont vraies.
Troisième vision:
Les Dimanches du conte forment une tribu, et vous en faites partie, les conteurs comme les spectateurs. Les membres de la tribu sont de plus en plus nombreux, et on les rencontre jusque dans des endroits inattendus. On les reconnaît à quelques signes subtils. Certains ont tendance à se parler tout seuls: ils gesticulent et ils bougent les lèvres en marchant, sans trop regarder où ils s’en vont. Certains sourient parfois sans raison apparente: c’est parce qu’ils se rappellent une bonne histoire.
En tant que tribu, on a nos rituels: le chapeau à l’entracte, le baptême pour les nouveaux conteurs. Pour communier, on boit une bière qui ne se fait nulle part ailleurs. Jean-Marc et André sont nos anciens, les fondateurs de la tribu, ceux vers qui on se tourne pour demander conseil. Jean-Marc est aussi notre shaman: c’est lui qui nous aide à entrer en contact avec l’énergie du conte, c’est lui qui intercède en notre faveur auprès du Grand manitou, pour qu’il nous envoie des subventions.
J’ai connu une tribu déjà, dans la ville d’Ottawa où j’ai passé quelques années; certains parmi vous autres en connaissent l’histoire. Quand j’ai quitté Ottawa, j’étais sans tribu, et je ne savais pas conter. En arrivant ici, j’ai trouvé une nouvelle tribu, et c’est grâce à vous autres que je sais conter.
(Vous pouvez lire aussi le texte que j’ai composé pour le quinzième anniversaire.)
Les textes disponibles sur ce site sont offerts tout à fait gratuitement. Si toutefois vous avez envie de m’aider à en écrire d’autres, vous pouvez me payer un café via ma page Ko-Fi. (Des questions sur Ko-Fi?)