Il était un temps où la littérature et la loi faisaient presque bon ménage. Un auteur prudent savait éviter les accusations de plagiat ou de diffamation.
Certains accusent les grandes corporations d’avoir gâché le jeu en abusant du droit d’auteur pour contrôler la consommation de leurs produits. D’autres déplorent les complications autour du livre numérique, qu’il s’agisse des verrous électroniques ou de la grande fuite de données biométriques de 2022.
Certains voudraient plutôt blâmer George R. R. Martin. Martin avait commencé à publier en 1996 une série de romans de « fantasy épique » – un genre caractérisé par ses univers fabuleux et par le fait que chaque volume s’avérait plus volumineux que le précédent. La saga de Martin se démarquait par une cruauté inhabituelle envers les personnages, exemplifiée par un incident appelé le « Red Wedding ». Ces noces sanglantes semèrent la consternation parmi les lecteurs, puis connurent un réel impact lorsque la série fut adaptée à la télé. Mais tandis que les débuts de la saga passaient à l’écran, Martin prenait du retard dans l’écriture de nouveaux volumes, ce qui causait chez ses lecteurs une impatience phénoménale.
C’est ainsi qu’en 2018, quand parut enfin le sixième volume, un lecteur poursuivit en justice l’auteur et son éditeur pour « détresse émotionnelle ». Le plaignant déclarait avoir été plongé dans une grave dépression par la longue attente précédant la parution de ce fameux livre. Sa souffrance se doublait d’un syndrôme de stress post-traumatique acquis des années plus tôt à la lecture du « Red Wedding », aggravé par le visionnement du même incident à la télé, puis intensifié encore par le nouveau volume où son personnage favori (le nain Tyrion) était torturé par ses ennemis, castré par des loups, puis piétiné par un géant obèse, pour ensuite mettre des jours à mourir.
L’avocat chargé de cette poursuite insista sur l’existence d’un contrat entre l’auteur et le lecteur, tel qu’envisagé dans le vocabulaire critique. Un auteur qui débutait une série s’engageait à la poursuivre sans trop tarder, et d’une manière qui ne soit pas dommageable à ses lecteurs; sinon, il n’agissait pas de bonne foi.
La poursuite échoua, puis la cause fut portée en appel. Après un nouvel échec, on s’adressa à la Cour suprême dans l’espoir d’amener celle-ci à définir concrètement et légalement le contrat liant l’auteur à ses lecteurs. La justice étant elle aussi capable de lenteur, des années s’étaient écoulées, et Martin, qui n’arrivait plus à se concentrer sur son écriture, n’était pas près de livrer le prochain volume. D’autres lecteurs tentèrent de l’y obliger par voies légales, ce qui n’arrangea rien.
Pendant ce temps, le débat s’étendait aux milieux francophones. Un groupe nommé « Au bonheur des lecteurs », s’inspirant des « droits imprescriptibles du lecteur » qu’avait proposés Daniel Pennac, tenta de faire reconnaître une liste des « devoirs incontournables de l’auteur ». L’auteur avait le devoir de publier ses romans dans des délais raisonnables. L’auteur avait le devoir de donner à chaque livre une finale compréhensible qui remplissait les promesses de son début. L’auteur avait le devoir de continuer à produire des romans dans le style et le genre par lesquels il s’était fait connaître. Pennac n’émit aucun commentaire; il était mort de sa belle mort quelques mois plus tôt, juste à temps pour se retourner dans sa tombe.
Partout, le débat faisait rage. Certains éditeurs américains, alarmés, prirent les devants. Les lecteurs voulaient un contrat? Ils l’auraient. Les éditeurs s’inspirèrent de l’industrie du logiciel pour rédiger des contrats de licence définissant ce qu’un lecteur était en droit d’attendre de chaque livre et quelles étaient ses responsabilités à l’égard dudit livre. Lorsqu’un lecteur commandait un livre, un contrat s’affichait à l’écran, suivi d’une case que le lecteur pouvait cocher aveuglément comme il l’avait toujours fait à chaque mise à jour de chaque logiciel sur son ordinateur.
Les éditeurs bénéficiaient, dans cette démarche, de l’appui de l’industrie du cinéma – un livre n’étant, après tout, qu’un prototype de film… La plupart des grands conglomérats du divertissement en vinrent à appliquer de tels contrats à tous leurs produits.
Quelques consommateurs avertis s’évertuèrent à examiner ces documents pour en dénoncer les clauses les plus abusives. La majorité de ces contrats interdisaient la création d’oeuvres dérivées, mais certains le faisaient en termes si vastes ou ambigus qu’il était techniquement interdit au lecteur de rêver aux personnages contenus dans le roman qu’il venait d’acheter. Les éditeurs en cause firent valoir que, de toute façon, il leur était impossible de détecter de telles infractions. C’était avant qu’on installe dans les aéroports américains, dès 2024, des évaluateurs de pensées, dispositifs capables d’identifier les terroristes mais aussi de déterminer si des voyageurs rêvassaient en plaçant leurs personnages favoris dans des scénarios non autorisés. Oui, il devenait possible de dénoncer à la corporation Walt Disney tout consommateur cultivant des pensées impures à l’endroit de Mickey Mouse.
Ainsi s’amorçait une nouvelle ère de surveillance et de contrôle qui nous afflige tous. C’est pourquoi il est vital que nous nous rassemblions de cette manière : dans des événements privés dont nous contrôlons les inscriptions, dans des pièces dépourvues de micros – à part les nôtres. Je salue tout particulièrement les plus jeunes d’entre nous, qui ne connaissaient pas nécessairement le curieux chemin qui nous a menés ici, et que je tenais donc à vous résumer. On savoure mieux la liberté qu’on prend quand on prend conscience de tout ce qui la menace. Ici vous êtes libres, l’espace d’une fin de semaine. Libres de partager, de discuter de création. Ici, la littérature peut vivre : cachée, obscure, mais libre.
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