De retour à l’appartement, j’ai passé cinq minutes à regarder le poisson rouge et à me demander qui il pouvait être dans une vie antérieure. Un jardinier? Un chauffeur de taxi? Un médecin? Une célébrité, peut-être. Charlie Chaplin? Jacques Cousteau?
« Poisson rouge » se dit « goldfish » (poisson d’or) en anglais. Pourtant, il n’est ni rouge, ni doré, mais plutôt orange. Mon ex disait que la vérité se trouvait quelque part entre les langues, comme pour le poisson. Chaque langue et chaque culture a sa manière d’approcher la vérité, mais aucune ne la possède en entier.
Elle était anglophone, l’ex, mais c’était pas sa faute, elle avait été élevée comme ça. Elle se débrouillait pas mal en français. On se donnait des cours de langue tous les deux, tséveudire.
Elle a encore laissé un message sur le répondeur tantôt. Elle veut savoir ce que je deviens, comment je m’occupe, si je mange bien, ce genre de choses-là. Mademoiselle a pas perdu l’instinct maternel, même si, en théorie, elle veut plus rien savoir de moi.
Elle a surtout peur que je retombe dans la rue. Parlons-en, de la rue! Tout le monde en parle comme s’il y en avait juste une, une seul longue rue qui traverse toutes les grandes villes et sur laquelle on jette les indésirables. Ou ben on a une job et une maison, ou ben on est « dans la rue ». Pas si simple! J’en ai connu beaucoup qui vivaient entre les deux, ni complètement « dans la rue », ni complètement à côté. Et j’en ai connu d’autres qui ont quitté une rue pour vite se retrouver projetés sur une autre rue. On se débarrasse pas facilement de nos vieilles habitudes.
Je m’en ennuie un peu, de ma vie de bum. Surtout, je m’ennuie des potes. Le vieux Larramée, qui connaissait tous les trucs. Mikey, le pauvre exalté à l’âme d’artiste, qui ressentait tout trop fort, qui avait un méchant coup de pinceau, mais qui aurait jamais pu « fonctionner en société », comme qu’ils disent. Et pis Mercier…
Maudite guenille molle de Mercier, qui avait l’air dix ans plus jeune que ses vingt-quelques. Mercier, beau bonhomme à sa manière, qui tombait en amour deux ou trois fois par mois avec quelque vieux sugar daddy qui en avait juste après son petit cul bien ferme. Chaque fois que je le voyais partir, Mercier, je me demandais si on allait pas le retrouver étranglé dans une chambre d’hôtel ou flottant sur le fleuve. Pour moi, c’est juste une question de temps avant qu’il tombe sur un fou, ou ben un tueur en série, ou ben qu’il pogne une de ces maladies qui vous laissent stérile ou juste mort. Avec un gars vulnérable comme lui, c’est quasiment inévitable.
Je lui ai dit souvent. Il voulait rien savoir. Il s’attachait à chaque nouveau « client » comme un chien déjà fidèle. Il trouvait le tour de se faire croire qu’il aimait ça.
Tiens, plus tôt dans mes notes, je parlais d’être inférieurs, comme quoi on voit les animaux comme une forme de vie inférieure. C’était un peu comme ça pour nous autres. On était comme des rats: ou ben on faisait peur aux gens, ou ben ils faisaient de leur mieux pour ne pas nous voir. Y avait un peu de liberté là-dedans, que personne s’attende à rien de nous autres. Mais y avait aussi du danger là-dedans, pis de l’humiliation. On était exploitables, comme des animaux. On comptait pas.
***