Je l’avais découverte au hasard d’une promenade: un trou dans la façade blanche, une carie dans une molaire. C’était une buanderie réduite à sa plus simple expression. Seule une affiche dans la vitrine proclamait: le Lavoir de la rue ________. À l’intérieur, aucune indication ne venait rompre la monotonie des murs blancs. Douze laveuses, douze sécheuses, une table, et un ventilateur au plafond qui tranchait l’air chargé d’ennui. Rien d’autre.
Malgré la fadeur mortelle de l’endroit, j’y allais fréquemment. J’appréciais le calme que j’y trouvais. Il n’y avait pas d’employés et, à l’heure tardive où j’y allais, les clients étaient rares. Je pouvais y lire à mon aise, ou y écrire parfois si je pouvais me concentrer. Y écrire m’intimidait un peu: la buanderie elle-même était comme une grande page blanche.
Seul dans cette pièce, j’aurais dû être à l’aise, mais en ces quelques fois où l’aube m’y trouva, j’y ressentis comme un frisson. Alors que le soleil se hissait par delà l’horizon et tachait de rouge les pâles nuages, je me trouvais en proie à un malaise indicible.
Ce malaise ne fit que grandir avec chacune de mes visites, subsistant parfois longtemps après que le soleil se soit pleinement levé. Un matin que j’y étais seul à contempler la rue, il me sembla entendre la porte d’une laveuse s’ouvrir d’elle-même, dans mon dos. Je ne pus déterminer si c’était vraiment le cas. Comme ma prochaine visite fut aussi troublée d’un bruit semblable, j’entrepris dès lors de noter quelles portes étaient ouvertes ou fermées à mon arrivée. Peine perdue: chaque fois que j’entendais un tel bruit, mes notes me confirmaient que tout était en place.
Ce phénomène me laissait perplexe, mais à cette époque j’étais trop préoccupé pour m’en soucier. On m’avait confié au journal un dossier chaud, en raison de quoi je travaillais aux heures les plus variées, faisant des entrevues, rédigeant furieusement pour battre la une. Mon esprit épuisé n’avait que faire d’un bruit inexplicable dans une buanderie.
C’est par hasard, en consultant les archives du journal pour confirmer un fait mineur, que j’ai appris toute l’histoire. Ça s’est passé il y a dix ans. Un homme s’est faufilé dans une maison aux petites heures du matin et en a tué tous les occupants. Un couple dans la trentaine, leurs trois enfants, et le fils du voisin qui était venu passer la nuit: tous assassinés en silence, dans leur sommeil. L’homme, dépassé peut-être par l’énormité de son geste, a caché les corps et prit les draps lourds de sang pour les laver. Ses propres vêtements ensanglantés dissimulés sous un imperméable, il s’est rendu au lavoir de la rue ________, traînant deux pleins sacs de poubelle. Il a dû passer la journée à laver, car il y était encore au crépuscule quand les policiers sont venus le chercher. « Le sang part pas »: c’est ce qu’il a répété durant tout le trajet jusqu’à la station. Condamné, il s’est pendu peu après dans sa cellule.
La semaine suivante, propreté oblige, je me trouvai quand même au lavoir alors que le jour hissait son drapeau. Plongé dans la prose de Baudelaire, je ne remarquai pas immédiatement le bruit. On aurait dit que quelqu’un marmonnait sans cesse à voix basse. Par dessus la rumeur du trafic, je ne pouvais distinguer les mots, ou même m’assurer que c’était bien une voix que j’entendais.
Je regardai tout autour: j’étais bel et bien seul dans la buanderie. Le monologue se poursuivait pourtant, la voix juste à la limite de ma compréhension. Qu’est-ce qui m’a pris à ce moment-là? La curiosité, j’imagine. La maudite curiosité. Avec un léger tremblement dans la voix, je me suis adressé à la pièce vide: « Je sais qui vous êtes. Je sais pourquoi vous êtes là. » Le marmonnement cessa d’un coup. Le trafic se tut aussi; le silence était irréel.
Juste comme je me demandais si je n’avais pas tout imaginé, l’une des laveuses est partie d’elle-même. Je l’ai regardée longuement, puis je me suis levé. Je me suis approché et j’ai soulevé le couvercle. Un tambour vide, rien d’autre, un tambour qui ne cessait de tourner. Qu’est-ce que je m’attendais à voir?
Puis j’ai senti une main sur ma nuque, une autre dans mon dos, et une poussée impitoyable.
La porte de la laveuse s’est refermée sur moi.
Il y en avait eu d’autres avant moi, et il y en a eu d’autres depuis. Tous nous tournons, nous tournons, nous tournons, et encore nous tournons. Parfois il nous demande de le pardonner. Parfois il nous demande si nous croyons qu’il est coupable, que c’est bien lui qui a tué dix ans plus tôt. Parfois il nous demande s’il est vraiment possible qu’un être humain puisse commettre ces actes horribles qu’il a commis. Nous répondons oui, nous répondons non, nous répondons n’importe quoi, mais il ne nous croit jamais. Rien ne lui suffit. Et encore nous tournons, et peut-être vous aussi, un jour.
Les textes disponibles sur ce site sont offerts tout à fait gratuitement. Si toutefois vous avez envie de m’aider à en écrire d’autres, vous pouvez me payer un café via ma page Ko-Fi. (Des questions sur Ko-Fi?)