Martin, il ne croyait pas au Père Noël. Ce n’est pas qu’il avait déjà cru et qu’il avait arrêté. Non, c’est qu’il avait toujours douté. Quand même: un gros bonhomme qui passe par les cheminées et qui est capable de visiter tous les enfants de la terre en l’espace d’une nuit, c’était dur à avaler. Et qu’en plus, il trouve le moyen, pendant le reste de l’année, de surveiller tout le monde pour vérifier si ils étaient sages… les amis de Martin y croyaient, mais lui, non.
Ce qui l’avait décidé pour de bon, c’était l’an passé, quand ses parents l’avaient emmené voir le Père Noël au centre d’achats. Martin s’était assis sur les genoux du bonhomme et lui avait dit ce qu’il voulait. Même s’il n’y croyait pas trop, il se disait qu’il ne perdait rien à s’essayer. Ses parents s’y étaient pris tôt cette fois-là, ce qui fait qu’il restait encore une longue file d’enfants quand Martin était reparti. Pourtant, en arrivant chez lui, il avait zappé un peu et était tombé sur… le Père Noël, en train de défiler sur un gros char tout décoré, avec l’annonceur disant que c’étaient des images en direct de Toronto. « En direct », ça voulait dire que ça se passait maintenant, pour de vrai. Mais le Père Noël ne pouvait pas être là-bas alors que Martin venait à peine de le quitter au centre d’achats, en chair, en os et en barbe. Après mûre réflexion, Martin avait conclu qu’il devait y avoir une organisation secrète d’hommes qui se déguisaient en Père Noël, pour des raisons connues d’eux seuls.
C’est que Martin était un sceptique de nature. Il fallait bien: semblait-il qu’à la télé, on mélangeait toutes sortes de choses pas vraies avec les choses vraies. Les nouvelles, les émissions en direct, ça c’était vrai. Pour le reste… Martin essayait de démêler ça petit à petit.
Superman, par exemple? Il ne croyait pas à ça. Premièrement, voler dans les airs, ça ne se faisait pas tout seul. Martin avait déjà manqué de se casser une jambe en essayant. Deuxièmement, voler en collants comme ça, ça devait être frette en torpinouche, des fois.
Batman, par contre… Batman avait de l’allure. Batman était cool. Il se servait de ses bras, il se servait de sa tête, il combattait le crime, c’était plein de bon sens, tout ça. Martin, il regardait Batman re-li-gieuse-ment.
Quoique, religieusement… façon de parler, hein. La religion, c’était toute une autre affaire, ça. Martin avait fait sa première communion, il voulait bien croire en Dieu, mais il y avait des grands bouts qu’il ne comprenait pas encore.
De toute manière, il avait des problèmes plus immédiats. L’école venait de recommencer, et il fallait qu’il soit à son affaire dans la cour de récréation. Il y avait des nouveaux à surveiller, des filles à achaler, et il y avait encore et toujours le gros Lamothe à éviter. Ce n’était quand même pas si pire, le gros Lamothe s’en prenait à Desaulniers plus souvent qu’autrement. Tout le monde s’en prenait à Desaulniers, qui était toujours mal habillé et qui disait des choses bizarres.
Toujours est-il que, cette année-là, Martin s’était mis à penser à Noël longtemps à l’avance. Dans ses temps libres, il essayait de trouver des moyens pour que les pourvoyeurs de cadeaux — qu’il s’agisse de ses parents ou d’une armée secrète de monsieurs déguisés en Père Noël — lui donnent exactement ce qu’il voulait.
Un samedi matin, il pensait justement à ça tout en regardant Batman à la télé. Ça s’adonnait que Batman venait de démasquer le Joker, qui s’était déguisé pour faire encore quelque chose de criminel. Martin, ça l’amusait de voir comment il y avait tellement de gens dans cette émission-là qui avaient des identités secrètes ou qui se déguisaient pour faire des mauvais coups. Seulement là, son amusement s’est évaporé pour faire place à… une révélation.
Martin a attendu la fin de l’épisode, puis a fait comme Batman: il est allé réfléchir dans la cave. En fouillant dans les boîtes de décorations de Noël, il a trouvé une petite figurine du Père Noël. Il l’a contemplée et s’est demandé comment il avait fait pour être si aveugle. La grosse barbe blanche… la générosité sans limites… les pouvoirs miraculeux, comme de faire voler son traîneau dans les airs… et la passe d’être à deux places en même temps, ça aussi, ça marchait: après tout, on lui avait bien dit, à l’école, que Dieu était partout.
Quand il y avait des criminels à combattre, Bruce Wayne, le gentleman millionaire, enfilait son costume et devenait… Batman.
Chaque année, quand Noël approchait, le Bon Dieu mettait sa tuque et ses bottes et devenait… le Père Noël!
Plus Martin y pensait, plus ça avait du sens. Il n’était pas trop sûr si le Bon Dieu était supposé avoir une auréole de quelque sorte, mais ça devait bien pouvoir se cacher en dessous d’une tuque, ça. Et le nom était un si bel indice! Le Bon Dieu se faisait souvent appeler « Dieu le Père« , après tout. De là au Père Noël, il n’y avait qu’un pas.
Rendu au dîner, préoccupé comme il était, Martin a mangé dans un silence surprenant jusqu’au dessert où, tout d’un coup, il s’est étouffé avec son verre de lait.
Il venait d’avoir une deuxième révélation.
Il s’est excusé de table aussitôt que possible pour retourner s’enfermer dans la cave. C’était juste trop beau, l’idée qui lui était venue, mais… si jamais ça marchait?
Batman, il ne travaillait pas tout seul. Il avait Robin pour l’aider. Le Père Noël, lui, il avait qui? Il était supposé avoir la Mère Noël, mais Martin était à peu près sûr qu’elle ne l’accompagnait pas sur sa « run ». D’accord, le Père Noël était bien censé avoir toute une trâlée de lutins, aussi, dans son espèce de bat-cave au Pôle Nord, mais eux autres ne faisaient que fabriquer des jouets.
Sûrement que le Père Noël apprécierait d’avoir quelqu’un pour lui donner un coup de main dans le temps des Fêtes. Sûrement que ça lui prenait un « helper », un compagnon, un jeune complice dynamique… et sûrement que ça, c’était une job pour Martin.
Ça lui prendrait un costume, bien sûr. Pas des collants comme Robin, pas en hiver, mais peut-être un beau « suit » de ski-doo. Et au lieu de dire des trucs comme « nom d’un petit bonhomme en pain d’épices », il pourrait… Il ne pourrait pas sacrer, ses parents ne voulaient pas, et à bien y penser, le Bon Dieu ne devait pas tripper là-dessus non plus. Bah, il trouverait bien quelque chose.
À table ce soir-là, ça a été au tour de ses parents de s’étouffer quand il leur a annoncé: « Demain, je veux aller à la messe ».
Le lendemain, dimanche, les parents de Martin l’ont confié à la vieille madame de l’appartement d’en haut, qui l’a emmené à la messe. Martin s’est vite rappelé pourquoi il n’allait pas là plus souvent. C’était long, et on ne pouvait pas faire de bruit. Quand même, il a pris son mal en patience et a fait tous les gestes qu’il fallait.
La messe terminée, il est passé à la confesse. Il a dit au prêtre: « M. Prêtre, vous pouvez-tu passer un message à votre boss pour moi? »
Le prêtre a eu un petit rire et a commencé à expliquer que Martin pouvait parler à Dieu n’importe quand, qu’il lui suffisait de prier. « Non, non, » qu’a dit Martin, « c’est pas de ça que je parle. Je peux ben prier aussi, mais je veux que vous lui passiez le message direct. Je veux appliquer pour la job. »
Il y a eu un bref silence de l’autre bord, puis: « La job? Quoi, tu veux devenir prêtre? »
« Ben non, voyons! Je veux appliquer pour la job de… de ‘helper’, mettons. Tsé, je pourrais l’accompagner sur sa ‘run’, lui donner un coup de main avec la distribution, pis je pourrais dire ‘torpinouche’ ou quelque chose de même. Il faudrait juste qu’il me trouve un ‘suit’ de ski-doo, parce que le mien fait dur pis il est vieux. »
Le pauvre prêtre a assimilé ça tant bien que mal. « Tu sais, mon enfant, il y a un moyen tout simple pour aider Dieu. Aime ton prochain comme toi-même –«
Martin a dévisagé le prêtre d’un air sévère et lui a dit: « Tu sais-tu de quoi je parle, seulement? »
Le prêtre, on lui avait toujours dit d’éviter le mensonge. Il a donc répondu: « Eh bien… non ».
Martin était déçu en sortant de là. Il s’est dit que le Père Noël, ça devait être une identité secrète pas à peu près, si le Bon Dieu ne mettait même pas ses employés au courant.
Pas le choix: Martin s’est mis à prier. Prier pour que ses parents gagnent la loto et arrêtent d’avoir la face longue tout le temps; prier pour que le gros Lamothe le laisse tranquille à l’école; prier, surtout, pour que le Bon Dieu lui garde une place dans son traîneau pour Noël.
Les jours ont passé, et avec chaque jour sa prière, jusqu’à ce qu’on annonce, au centre d’achats, la visite du Père Noël. Martin était tout excité: c’était le moment ou jamais de se faire entendre.
Il a eu beau insister pour que ses parents se dépêchent, ça n’a pas suffi pour qu’il arrive le premier. La file lui a paru interminable. Le Père Noël était juste là, tout rouge et blanc et gros, jovial comme toujours, mais torpinouche que c’était long avant d’arriver à lui.
Lorsqu’enfin Martin s’est assis sur les genoux du barbu personnage, il a eu un instant d’hésitation. C’est qu’il n’était pas assis sur n’importe qui, après tout. Mais bon, il devait bien dire ce qu’il avait à dire, alors il a regardé son Créateur droit dans les yeux et lui a dit tout bas:
« Je sais qui ce que c’est que vous êtes. »
C’est ici que l’histoire risque de vous décevoir, chers lecteurs, parce que le bonhomme là… ce n’était pas le vrai Père Noël. Ce n’était pas non plus le Bon Dieu. Sous la barbe, c’était Roger Lalancette: plombier par vocation, membre du Club Optimiste, père de deux enfants vivant à l’étranger, retraité depuis trois ans, veuf depuis deux ans, un Journal de Montréal et un gratteux chaque semaine avec l’épicerie.
M. Lalancette, c’était la première fois qu’il faisait le Père Noël dans un centre d’achats. Qu’un enfant vienne lui dire soudain « Je sais qui vous êtes », ça le rendait nerveux. Est-ce que le petit l’avait vraiment reconnu? C’est vrai que M. Lalancette habitait sur le chemin de l’école, que par sa fenêtre il voyait souvent passer les enfants, mais comme il sortait rarement, il était surpris qu’un enfant le reconnaisse.
Martin, qui attendait toujours une réaction, a insisté: « Je sais que c’est vous, le Bon Dieu ».
En entendant ça, le Père Noël a éclaté d’un grand rire qui sonnait un peu aigu d’abord, mais qui a fini par se muer en un « ho ho ho » à peu près convenable. Quand il a eu retrouvé son souffle, il a demandé: « Mais qu’est-ce qui te fait dire ça, mon petit? »
Martin a zieuté la file d’enfants avec méfiance et a dit: « Ben, j’ai suivi les indices. Écoutez, on a pas beaucoup de temps. Je veux juste vous dire que j’aimerais ben être votre assistant. Tsé, comme Robin pour Batman… »
M. Lalancette a ri encore un peu dans sa fausse barbe. Le petit le prenait pour le Bon Dieu. Ça prenait bien un enfant… Il faut dire qu’il comprenait. Lui-même aurait bien aimé le rencontrer, le Bon Dieu, et lui poser quelques questions; lui demander, par exemple, pourquoi il était pris pour vivre sa retraite tout seul. Il s’est exclamé:
« T’as donc ben des drôles d’idées, mon petit! »
Martin voulait s’expliquer: « Quand même, j’y ai ben réfléchi! Me semble que ça doit être épuisant, aller porter tous les cadeaux tout seul. Pis c’est pas juste ça. Je me disais que, si vous aviez un assistant, vous pourriez faire d’autres nuits aussi, pas juste Noël. On pourrait combattre le crime! D’abord que vous êtes tout-puissant, vous pourriez… ben, pour commencer, vous pourriez empêcher le gros Lamothe de me taper dessus, des fois. »
M. Lalancette, il savait c’était qui, le gros Lamothe. Par la fenêtre de sa maison sur le chemin de l’école, il voyait bien des choses, et ce n’était pas toujours beau. Il a dit à Martin: « Si je comprends bien, tu veux que je règle tes problèmes à toi. Pis les autres, qu’est-ce que t’en fais? Le petit mal coiffé avec les lunettes, là, celui que vous ridiculisez tout le temps, tu penses pas qu’on devrait penser à lui en premier? Tsé, le petit… comment il s’appelle, déjà? »
« Desaulniers? Oui, c’est vrai que… ouin, on pourrait commencer par lui… c’est vrai que ça doit pas être facile pour lui… »
M. Lalancette n’était pas trop sûr de ce qu’il devait faire. Il se disait qu’il vaudrait peut-être mieux tout expliquer, par rapport à Dieu et au Père Noël, mais le petit avait l’air tellement fier de sa trouvaille… et il restait encore une longue file d’enfants qui s’impatientaient. Il a dit à Martin: « Écoute-moi ben, ti-gars. Le travail que je fais, y a juste moi qui peut le faire. C’est ben trop dur pour un enfant. Mais si tu veux faire ta part… Commence par aider le petit Desaulniers; fais ce que tu peux pour qu’il soit mieux traité. Je te donne ça comme mission, mon gars. Fais ça, pis je vais m’occuper du gros Lamothe. »
Martin a dit au revoir au Père Noël et s’en est allé rejoindre ses parents. Il n’a pas dit grand chose sur le chemin de la maison. Il était un peu déçu mais, surtout, très songeur.
Il n’a pas vu tous les autres enfants qui un à un sont allés parler au Père Noël. Il n’a pas vu quand ça a été le tour du gros Lamothe.
Sûr de lui, pressé de se faire entendre, le gros Lamothe s’est assis sur les genoux du Père Noël et a commencé tout de suite à lui débiter la liste des cadeaux qu’il voulait recevoir. Le Père Noël a froncé ses blancs sourcils et lui a dit: « Attends un peu, pas si vite. Les cadeaux, je veux ben, mais on va commencer par s’entendre. T’as pas été ben gentil avec tes camarades de classe cette année, non? Laisse-les tranquilles un peu. Jeudi dernier encore, à la sortie de l’école, tu penses que je t’ai pas vu? Tu te penses fort, mais dis-toi ben qu’on finit toujours par rencontrer quelqu’un de plus fort encore. Si j’étais toi, j’essaierais de me faire des amis, plutôt. »
Le gros Lamothe était tout surpris, c’était bien la première fois que le Père Noël lui parlait sur ce ton-là. Il a commencé à dire: « Oui, mais… » et le Père Noël l’a tout de suite interrompu: « Laisse faire les ‘oui mais’. Rentre chez toi, pense à ce que je t’ai dit, pis oublie pas: le Père Noël est partout, le Père Noël entend toutte, pis le Père Noël il voit toutte aussi. »
C’est ainsi que Martin a pu respirer un peu à l’école, après ça. Le gros Lamothe a commencé à se montrer plus sage et Martin, suivant son exemple, s’est efforcé de traiter Desaulniers comme du monde. Il avait une mission, maintenant.
C’est ainsi que Martin est devenu l’assistant secret du Père Noël qui, à chaque année, lui donnait une nouvelle mission. C’est ainsi que le Père Noël a pu sauvegarder son identité secrète. Et c’est ainsi que le gros Lamothe en a eu pour longtemps, non seulement à croire au Père Noël, mais aussi à craindre le Père Noël.
Couverture de Batman #239, dessinée par Neal Adams
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