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Pèlerinage à Providence
Voyage dans le temps? – College Hill – Lovecraft festif – les manuscrits du maître – Domingo
Après toute cette errance nonchalante, il est temps de passer aux choses sérieuses. Comment pourrais-je visiter ce coin de la planète sans passer voir Lovecraft?
Howard Phillips Lovecraft, pour ceux qui n’ont pas encore eu le bonheur de le découvrir, écrivait des histoires bizarres dans les années ’20 et ’30, au temps des magazines pulps. Il se plaisait à évoquer sur papier des horreurs cosmiques et tentaculaires hantant des cités antédiluviennes à l’architecture cyclopéenne. Il aimait les chats, la correspondance, les adjectifs et, surtout, sa ville. Il a vécu presque toute sa vie à Providence, à une heure de train de Boston.
En partant pour Providence, je m’attendais subconsciemment à faire un voyage dans le temps. Je m’imaginais découvrir la ville tranquille et pittoresque décrite amoureusement dans les histoires de Lovecraft. Bien sûr, il n’en est rien. Les nombreuses structures industrielles le long des rails, tout comme les graffitis, les affichages électroniques du terminus et les quasi-gratte-ciel de la ville, me ramènent vite à la réalité. C’est tout juste si j’ai pu apercevoir en chemin, sous les graffitis, un mur qu’on aurait pu qualifier de cyclopéen.
À 150 000 habitants, la ville s’avère bien plus grosse que dans mes souvenirs fictifs. Histoire d’affronter en face cette réalité moderne, je me plonge donc au coeur d’un édifice qui se dresse vaste et implacable au-dessus des piétons, un environnement maudit où l’on contrôle les rêves des hommes et où des flûtistes aveugles dissimulés dans les angles des murs et du plafond vomissent une musique amorphe et idiote.
Autrement dit, j’entre dans le centre d’achat.
J’y mange et me résigne à l’idée que tout est partout pareil: béton et fast food. J’en ressors, prêt à marcher jusqu’au fin fond de l’inconnu, et me rends sur College Hill où, petit à petit, mes rêves et la réalité se réconcilient.
C’est beau ici, plein d’arbres odorants, de rues en pente et de trottoirs aux pavés rouges inégaux. Autant que possible, on a préservé le charme et la dignité des vieilles maisons qui, sans nier leur luxe, se font souvent modestes derrière des haies bien taillées, des murets juste assez rustiques ou des arbres aux lourdes branches basses. On fait les choses simples ici: on ne pose pas toujours d’enseignes annonçant le nom des rues et on ne change pas les vieux trottoirs qui, après tout, portent encore leur monde.
C’est dans ce quartier que Lovecraft est né, qu’il a grandi, qu’il a écrit la plupart de ses histoires. Rien de très sinistre ici; les horreurs, Lovecraft les plaçait sous la surface, ou dans le passé des habitants, tapies juste derrière une façade innocente. Armé d’une bonne carte, je repère l’une de ses anciennes résidences et je passe devant la maison où l’un de ses protagonistes, Charles Dexter Ward, s’adonnait aux recherches qui causeraient sa perte. Tout est encore reconnaissable.
La bibliothèque John Hay est un gros immeuble aux lignes classiques, marbre et grandes fenêtres à petits carreaux. Lovecraft pouvait en épier les rayons par la fenêtre de la cuisine de sa dernière maison. On y trouve maintenant une impressionnante collection de ses manuscrits.
L’âge et le silence de la bibliothèque m’intimident un peu, mais j’y entre et m’explique. On me fournit le catalogue de la collection, un épais volume dactylographié il y a longtemps. Je note les numéros des documents qui m’intéressent et on m’indique une autre pièce où je pourrai consulter tout ça en photocopies — pas question que je touche aux originaux, c’est compréhensible. Une dame m’apporte bientôt deux boîtes et me refile un crayon de plomb, mon stylo habituel étant considéré trop dangereux. Je sors les premières photocopies dans un silence religieux et me trouve vite absorbé et, plus encore, amusé.
Lovecraft, on le sait, écrivait assidûment à de nombreux correspondants. En décembre 1925, je l’apprends ici, il envoyait des vers saisonniers à ses amis: à Edith Miniter (« From distant churchyards hear a Yuletide groan […] »), à (Everett?) McNeil (« May Gallic shades thy Yuletide bless […] »), et même à Felix, le chat de Frank Belknap Long (« Haughty Sphinx, whose amber eyes […] »). Il y a sûrement un court texte humoristique à écrire à partir de ça: Lovecraft rédigeant des cartes de souhaits pour Hallmark.
En tant qu’auteur, ce sont surtout les notes préparatoires et les brouillons des histoires qui me fascinent. Je feuillette un premier jet de « The Statement of Randolph Carter », écrit à la dactylo, certains mots raturés en y superposant des « x », avec des soulignés sous les exclamations de Warren s’enfonçant dans la crypte (« Curse these hellish things — legions — My God! Beat it! Beat it! Beat it!« ). « The Shadow Over Innsmouth » est écrit à la main, plutôt, et accompagné de notes détaillées. On y trouve un arbre généalogique et des détails très précis sur chaque génération: « Mother b. 1885 1/8 blood b. Cleveland ». Lovecraft a même dessiné une carte détaillée d’Innsmouth et nommé chaque rue: Broad, Washington, Lafayette, Adams, State, Marsh… Dans le texte, des mentions « OVER » renvoient à des ajouts au verso.
C’est d’ailleurs au verso d’une de ces feuilles que je découvre quelque chose qui me fait chaud au coeur. La page 64 de cette nouvelle (un classique de Lovecraft) est écrite à l’endos d’une lettre de rejet de la Good Story Magazine Company Inc. de New York (Ghost Stories Department, pour être précis) datée du 8 avril 1931. Quelle histoire ont-ils refusée ainsi? Pas sûr, mais Lovecraft a su exactement quoi faire de cette lettre.
Les quelques brouillons que je lis sont très semblables aux versions publiées. Je redécouvre la première phrase fort efficace de « The Thing on the Doorstep »: « It is true that I have sent six bullets through the head of my best friend, and yet I hope to show by this statement that I am not his murderer. »
La correspondance de Lovecraft montre bien son côté didactique, son souci pour l’avancement de la littérature fantastique, et ses bêtes noires. Dans une lettre à Duane W. Rimel, il explique la différence entre « order of occurrence » et « order of narration ». Il clarifie aussi la manière de prononcer le nom de Cthulhu, l’une de ses créations les plus mémorables: « […] My rather careful devising of this name was a [sort] of protest against the silly + childish habit of most weird + science fiction writers, of having utterly non-human entities use a nomenclature of thoroughly human character; as if alien-organed beings could possibly have languages based on human vocal organs. »
C’est à regret que je quitte la bibliothèque. Je me rends à Prospect Terrace, un petit parc surplombant la ville. C’était un lieu cher à Lovecraft; je l’imagine facilement marchant sous ces arbres, la tête emplie de rêves aussi vastes que l’univers. Je m’approprie un banc et prends le temps d’écrire mes impressions alors que le soleil baisse.
J’ai prévu de terminer ce pèlerinage au cimetière de Swan Point, à la tombe de Lovecraft, sur laquelle il a fait graver « I am Providence ». Je m’y rends au prix d’une marche interminable; même arrivé au bord du cimetière, je dois longer la clôture pendant longtemps avant de trouver l’entrée. L’endroit est magnifique, un parc autant qu’un cimetière, vert et paisible. Je suis émerveillé… jusqu’à ce qu’une voiture de patrouille me rejoigne et que le gardien m’explique que tout doit fermer dans quinze minutes. Eh oui, même les morts ont des heures de visite restreintes. Pas moyen d’atteindre la tombe à temps: elle est trop loin, le terrain est immense. Le gardien se montre compréhensif mais ferme, et je repars bredouille.
Une pizza graisseuse et un trajet d’autobus plus tard, je reprends le train pour Boston. Outre l’échec au cimetière, je reste déçu sur un point: je n’ai rien vu de particulièrement sinistre, n’ai rencontré personne souffrant de curieuses malformations consanguines, n’ai pas ressenti le moindre frisson d’horreur cosmique ou bêtement terrestre.
Ce n’est qu’à Boston, à la nuit tombée, que mon souhait est exaucé. Dans la petite aire de verdure entre les deux branches de Commonwealth Avenue, je tombe nez à nez avec une statue des plus rébarbatives. C’est un être massif qui s’élève au-dessus de moi, le visage creusé par l’âge, les yeux globuleux, les traits habités d’un subtil dédain envers le simple humain que je suis. Ce pourrait très bien être l’un des patriarches d’Innsmouth qu’on a immortalisé là. J’en fais le tour une, deux, trois fois, essayant de comprendre qui il est et pourquoi on l’a placé sur mon chemin.
Je sais maintenant qu’il s’agit de Domingo Faustino Sarmiento, considéré comme le père de l’éducation publique en Argentine: un homme bien, j’imagine, et pas du tout sinistre. De jour, il doit avoir l’air noble. De nuit, c’est une toute autre histoire.