« Boire et manger – Pèlerinage à Providence »
Flânerie
80 canaux – étrange métro – le North End – Bush et ses homies – crânes ailés – les dollars de Santa Lucia – les robots immobiles du MIT
Ce n’est pas tout d’être en vacances, il faut prendre le temps de relaxer pour vrai. Pour ma deuxième journée, je n’ai pas d’objectifs ni de plan de route: que de la promenade.
Le plus dur est de partir. La télé dans ma chambre est dotée d’environ 80 canaux. Sur un poste, « The Curse of The Exorcist« , un documentaire qui détaille la création du premier film, ses répercussions et les déboires des trois films subséquents. Un autre poste présente Gremlins 2 en espagnol. Comment résister? Je saute de l’un à l’autre pour plus d’une demi-heure avant de décamper enfin.
Le Trident, un café-librairie sur Newbury, sert le « déjeuner perpétuel ». Je dévore la « breakfast strata« , un amas de deux oeufs, champignons, tomates et fromage sur pain doré qui promet surtout la digestion perpétuelle. En sirotant mon café post-cholestérol, je décide de visiter le North End, qu’on dit le quartier le plus européen de la ville — la Petite Italie, en fait.
C’est l’occasion de satisfaire une de mes obsessions en découvrant le métro local. Celui-ci m’apparaît étrange, avec ses lignes qui bifurquent, ses rails au niveau du plancher et ses voitures frigorifiques. En chemin, le métro grince et, dans un tournant, émet des bruits de freins saccadés qui rappellent fort les violons de Bernard Herrmann dans Psycho. La sonnette de fermeture des portes fait écho à ce même motif. Je m’attends presque à apercevoir Hitchcock jouant les figurants, assis bien digne au fond de la voiture. Cette rame ne fait qu’une partie du trajet: elle m’abandonne à mi-chemin et je reste isolé en attente d’une rame plus fiable, craignant quelque embuscade orchestrée pour les touristes naïfs.
De retour en surface, le North End ne paie pas de mine. Des bâtisses écaillées et ternies, des rues presque vides de passants mais chargées de confettis maison et ornées de guirlandes. Sur le trottoir, deux femmes sont assises dans des chaises pliantes derrière un chevalet de la police municipale. Pourquoi cette barrière? Sont-elles si dangereuses? Je n’ose pas demander. Il règne une atmosphère de lendemain de veille.
J’atteins bientôt le secteur plus commercial: restaurants, cafés, boulangeries et épiceries fines. Abruti par la chaleur et l’humidité, je me réfugie dans un petit café tranquille pour boire quelque chose de froid. J’écris un brin. Quand je redresse la tête, le café est vide. Personne derrière le comptoir; on me fait confiance. À la télé, on présente des images du congrès républicain à New York, sans le son, pendant que la radio emplit le café de hip hop à la mode. Musique et politiciens se combinent, si bien qu’on croit assister à une rencontre des rappers les plus pathétiques du pays tout entier.
Plus tard, je passe la maison de Paul Revere, puis sa statue équestre qui pointe vers un mur de brique son index lourd de défi. On l’a immortalisé pour avoir, au péril de sa vie, averti la populace de l’approche des maudits Anglais lors de la Guerre révolutionnaire américaine. Maintenant que je l’ai vu en pierre et en roc, je vais bien cesser de le confondre avec Paul Newman.
Le quartier déborde d’Histoire, de plaques de bronze et de références aux patriotes d’antan qui ont contribué à faire de l' »Amérique » ce qu’elle est maintenant. Toute la ville reste un peu obsédée par son glorieux passé; c’est le thème dominant qui rejoint les trois quarts des attractions touristiques.
J’en marche long, poussé par la curiosité. Au moins trois couples de touristes me demandent de les prendre en photo. Deux jeunes enfants essaient de m’avoir avec ce vieux, vieux truc du billet de banque abandonné sur le trottoir et qu’on tire au bout d’une ficelle quand un curieux se penche pour l’empocher. Je ne me fais pas prendre, mais je salue leur effort et leur sagesse; pas besoin d’un Game Boy quand on peut s’amuser gratis aux dépens de son prochain.
Après avoir longé les quais et scruté l’horizon de mon regard perçant, je me rends au cimetière de Copp’s Hill. C’est un modeste carré piqueté de vieilles tombes inégales remontant au XVIIème siècle, lieu de repos d’une variété de patriotes francs-maçons et d’enfants morts trop tôt. Les cimetières sont une autre de mes obsessions. Ce sont les crânes ailés qui m’amusent dans celui-ci; je leur trouve une petite allure sud-américaine. La moitié des pierres tombales en sont ornées, si bien qu’on croirait enterré là tout un chapitre de Hell’s Angels aztèques. L’autre motif populaire est le chérubin. Pas besoin de me demander lequel des deux je choisirais…
C’est en sortant du quartier que je comprends les signes de festivités remarqués en entrant: c’est la fête de Saint-Antoine-de-Padoue, le festin de tous les festins. C’est le dernier jour des célébrations; il ne reste à peu près que le défilé de Santa Lucia. Je rencontre la procession juste avant qu’elle ne parte: elle est toute modeste, sans doute réduite par la pluie qui menace. Quelques musiciens préparent leurs instruments. Je ne suis pas à ma place, mais on ne me le reproche pas. La statue de Santa Lucia est fin prête, drapée pour l’occasion… d’une étole couverte de billets d’un dollar. Je comprendrai plus tard qu’il s’agit de dons faits aux bonnes oeuvres. Après quelques faux départs (deux, trois, quatre, six mesures du même morceau repris du début), orchestre et statue se mettent en branle pour de bon, suivis par quelques fidèles et escortés par une voiture de police. Je les suis un peu, puis bifurque hors du quartier: un touriste en moins.
Ce soir-là, de retour dans mon coin déjà familier, je laisse ma faim me guider au café Sonsie, puis ma soif m’entraîner au Bukowski, pour les délices décrits plus haut.
Le lendemain, informaticien défroqué que je suis, je pars visiter l’une des Mecques de la haute technologie occidentale: le Massachusetts Institute of Technology. Ce n’est pas loin: juste de l’autre côté de la rivière Charles, à Cambridge. Ça se marcherait si ce n’est de ce long pont à traverser en plein soleil cuisant. Un quinquagénaire charitable me confirme l’autobus à prendre et, en chemin, me raconte ses expériences du temps où il travaillait justement au MIT. C’est trop corporatif maintenant, m’explique-t-il, la recherche est dictée par les intérêts commerciaux. En simultané, il m’instruit et drague la jeune femme deux bancs plus loin. Multitâches, ce type.
Ce sont surtout les laboratoires du MIT qui doivent être fascinants à visiter, mais pour y entrer, j’aurais probablement dû m’inventer une fausse identité de journaliste scientifique ou de riche PDG cherchant où flamber son argent. Je me rabats donc sur le musée du MIT.
Dans la vitrine à l’entrée sont exposés une multitude de dessins d’enfant mettant en vedette le nom d’une grosse compagnie pharmaceutique. Les fruits d’un concours, j’imagine (qu’avaient-ils à gagner, une caisse de Ritalin?). À l’intérieur, c’est tranquille et statique, à croire que je suis le seul visiteur. Pas de robot pour m’accueillir, pas de guide humain non plus. La première salle, au moins, regorge de robots qui, même inanimés, ne sont pas dénués d’intérêt: tortues, sauteurs, marcheurs, bras primitifs et sophistiqués. Une petite présentation vidéo montre une coquerelle courant sur un tapis roulant, chargée de petits fils et d’électrodes qui mesurent ses mouvements dans le but de créer un robot se déplaçant de la même manière. (Belle image, ça: est-ce que les appartements étudiants bas de gamme des environs ont des cyber-coquerelles?)
La salle suivante contient une multitude de sculptures cinétiques d’Arthur Ganson que je trouve plutôt sympathiques. Plus loin, on peut découvrir la magie des hologrammes (rien de nouveau ici), les expériences de photographie haute vitesse de Harold Edgerton, et toute une panoplie de vieux ordinateurs, instruments de mesure et manuels de classe. La vieille technologie a un attrait particulier avec son aspect si robuste, si physique et souvent artisanal. Je prends des tas de photos sous l’oeil un peu déconcerté d’un autre visiteur qui doit être entré par erreur.
En sortant, je revient vers le campus et passe de nombreuses bâtisses emplies d’une activité fébrile. Ce sont les maisons de diverses fraternités et sororités, envahies comme à chaque année par une horde de nouveaux étudiants qui, déjà, débordent de fierté envers leurs cliques respectives. Des messages à la craie sur le trottoir proclament la supériorité absolue de Phi Beta Kappa, ou Lambda Lambda Lambda, peu importe. L’année scolaire est sur le point de commencer et il y a une belle exubérance dans l’air.
Je rentre à Boston à l’heure magique, alors que le soleil peint d’un orange féroce la tête des immeubles au pied plongé dans l’ombre. À partir de ce point, mes notes de voyage deviennent confuses; j’ai dû finir la soirée au Bukowski à découvrir de nouvelles bières. Tout ce dont je suis sûr, c’est que les criquets chantaient sur Newbury quand je suis rentré.