Premières impressions
Rien à déclarer – bienvenue aux nerds – Beacon Street – marcher à Boston
Encore à demi endormi, je me retrouve assis dans l’autobus à regarder s’éloigner Montréal, sans trop comprendre comment je me suis rendu là.
À la frontière, nous devons tous nous entasser dans l’aire d’attente intérieure: pas question qu’un bout de la file dépasse dehors. Pendant qu’un chien renifle l’autobus comme un vieil ami, deux douaniers au sérieux sans faille nous inspectent tour à tour. Comme la vieille dame devant moi ne parle pas anglais, je me porte volontaire pour découvrir qu’elle ne parle presque pas français non plus. Je traduis ses réponses hésitantes jusqu’à ce qu’on se lasse et la laisse passer.
Si je croyais m’attirer la gratitude des douaniers par ma coopération, je suis vite déçu. Mon tour vient et je me heurte à un homme habité par la paranoïa — comme l’exige son poste — mais surtout par la perplexité. Ça le rend perplexe de constater que je n’ai pas de billet de retour. Ça me semblait normal (j’ai prévu rejoindre un ami au congrès et embarquer avec lui pour le retour au pays), mais je comprends maintenant que ça puisse paraître suspect. Le douanier me pose d’autres questions et devient plus perplexe en comprenant que mon métier (conteur, écrivain) consiste à raconter aux gens des histoires qui, souvent, ne sont pas vraies. Il est également perplexe devant mon habitude de placer mes cartes dans mes poches sans portefeuille (« Why don’t you have a wallet, sir?« ) et devant ces petits papiers sur lesquels je note mes idées. Il tâte ma carte d’affaires comme s’il touchait à du carton pour la première fois.
Quand il trouve la carte « Get Out of Hell Free » qu’un ami m’a offerte, je m’attends à devoir donner des explications interminables, mais ce n’est pas le cas. C’est trop pour lui, je crois: il a dépassé son seuil maximum de perplexité, et c’est avec une moue de dégoût qu’il me laisse enfin passer. Je me demande ce qu’il serait arrivé s’il avait découvert mes deux CDs de MP3s. C’est de la marchandise illégale, non? Une escouade de la RIAA serait-elle descendue du ciel dans un hélicoptère noir? Après réflexion, je réalise que les papiers chargés de notes étaient bien pires. Et si j’y avais noté une idée pour une histoire impliquant fusils, bombes, drogues ou terroristes? Écrire de la fiction, ça devient risqué.
Le reste du trajet se fait sans encombres. Dans le taxi menant à mon hôtel, je vois passer une jolie fille portant un t-shirt « I ? NERDS ». C’est bon signe, ça, c’est un très bon signe.
Les édifices jeunes et vieux se succèdent, à demi noyés du soleil de fin d’après-midi. Tout ça a des allures prévisibles de grosse ville: au premier contact, l’étranger est rarement aussi exotique qu’on le voudrait. Le taxi s’enfonce dans l’inconnu et me dépose enfin sur Beacon Street, rue tranquille bordée de ces vieilles bâtisses brunes et dignes qui semblent typiques de Boston. Je remarque une ou deux frat houses ainsi qu’une bâtisse somptueuse appartenant à l’Église de Scientologie. Drôle de voisinage.
L’auberge est vieillotte, classe et usure en parts égales. Quelques gros hôtels du quartier offrent bien des chambres en spécial pour les visiteurs inscrits au congrès, mais ça reste trop cher pour mon goût. D’où cette chambre étroite qui m’attend au quatrième étage, munie, pour toute climatisation, d’un petit ventilateur ambitieux. Je partage une salle de bains avec deux autres chambres.
Ayant pris possession de mon domaine, je pars me familiariser avec le quartier. La circulation est étrange. Les automobilistes virent souvent quand ils ne devraient pas. Presque toutes les rues sont à sens unique. Les feux pour piétons ont des cycles interminables et servent surtout à nourrir de faux espoirs. Les piétons montréalais traversent n’importe où n’importe quand parce qu’ils sont impatients; ceux de Boston le font parce qu’ils ne peuvent se fier sur les signaux.
Je marche au hasard jusqu’à l’épuisement, puis m’assois sur une terrasse pour dessiner de mémoire une carte rudimentaire en attendant que ma bière arrive. C’est un truc qui me sert assez bien: dresser sa propre carte pour se forcer à apprendre les rues.