Ça pouvait bien être la millième fois, mais la peur lui tordait les entrailles comme si c’était la première. Jaeger se trouvait cette fois-ci dans la cour d’un ferrailleur, assis derrière le volant d’une de ces énormes voitures américaines. Il tourna la clef à nouveau et le moteur se mit enfin à gronder. Jaeger regretta immédiatement d’avoir brisé le silence: il ne pouvait plus guetter leur approche, maintenant. Il devinait pourtant leur présence parmi les carcasses métalliques. Il les savait tapis juste hors de son champ de vision: implacables et affamés.
Tant pis; il fallait bouger. Machinalement, Jaeger étendit son bras derrière le siège à sa droite et se retourna à demie pour bien reculer.
Le zombi surgit de sa cachette au fond de la banquette arrière. Ses dents vinrent se planter dans l’avant-bras de Jaeger, juste sous le coude. La douleur fut instantanée. Le zombi relâcha un brin, puis mordit de plus belle pour bien assurer sa prise. À la lumière du tableau de bord, Jaeger distinguait tout juste son visage mort et son regard fixé vers le vide devant lui, comme anticipant un futur où sa faim serait rassasiée. Les mâchoires claquèrent à nouveau et Jaeger sentit le choc des dents contre son os, ivoire contre ivoire.
Il s’éveilla à ce moment précis. Il s’éveilla comme à chaque fois, dans une soudaine inhalation et un spasme de tout le corps. Sa femme disait que ça avait l’allure d’un choc électrique. Jaeger ne l’écoutait plus depuis longtemps, mais par ces matins-là il était heureux d’avoir son corps chaud à côté de lui pour lui faire oublier la chair morte de ses rêves.
Elle n’était pas à ses côtés ce matin. Elle ne venait jamais aux tournages.
Jaeger comprit qu’il avait dormi sur son bras droit: celui-ci était complètement engourdi. Le réalisateur eut un petit rire amer à penser qu’un tel cauchemar ait été suscité par une si banale réalité.
Le monde hors de sa roulotte était blanc. Le ciel était vide. La neige était fraiche de ce matin. Quelques personnes étaient assises autour des braises du feu de camp de la veille: un caméraman, deux figurants et… Franz. Ce dernier se leva d’un bond en apercevant celui qu’il appelait le Maître. C’est avec résignation que Jaeger le regarda s’avancer droit sur lui.
— M. Jaeger! Belle matinée, n’est-ce pas?
— Bah! La lumière est trop plate. Depuis combien de temps es-tu levé? Tu ne dors donc pas?
— Je crois bien que c’est le silence qui m’a réveillé. Regardez! Le blizzard est enfin tombé! On peut se remettre au travail.
— Oui, et ça nous laisse tout juste une semaine pour rattraper quatre jours d’inaction et tout terminer. Je suis aux anges! Enfin, ne perdons pas de temps, dans ce cas.
Jaeger tenta de se concentrer malgré son nez qui coulait, son bras encore raide et son rêve qui le faisait encore frissonner. L’épisode de la voiture avait été effrayant tel quel, mais… en utilisant une voiture plus petite, il pourrait vraiment jouer sur la claustrophobie. Devant lui, Franz était l’image même de l’enthousiasme, malgré la grippe qui s’acharnait sur lui aussi. Il brandit un bloc-notes et un stylo:
–Allez-y, j’écoute!
— Je crois que j’ai une idée pour combiner la scène de la poursuite et celle de la cabane. C’est bien la cabane cet après-midi? On a prévu qui?
— Quatre zombis standard, plus le décapité, l’unijambiste et l’émacié.
— Bon, laisse faire le décapité, ça sera trop long au maquillage. Rappelle-moi quelle sorte de voiture tu as?
— Volvo compacte, 1988, bleu pâle. Pourquoi?
— Hm… Franz, ta voiture va passer à l’histoire!
Jaeger se mit à expliquer avec force détails la nouvelle scène qu’il envisageait. Franz partit vers sa roulotte d’où émanèrent bientôt les sons d’une dactylo; ses amis en sortirent bientôt, mécontents qu’il les ait encore réveillés. Le désenchantement les avait finalement gagnés. Jaeger ne pouvait que se compter chanceux d’avoir pu profiter d’eux si longtemps.
C’est le jeune Franz qui les avait recrutés, en bon fanatique qu’il était. Lui et ses amis avaient suivi la carrière de Jaeger depuis son premier film. Pendant que le réalisateur attendait son premier grand succès commercial, ces jeunes désoeuvrés lui vouaient un culte et achetaient à prix d’or des copies de ses oeuvres les plus obscures. Jaeger avait d’abord été décontenancé devant tant d’admiration, mais avait vite compris comment ça pouvait lui servir. Il leur avait fait une offre: un mois à respirer et manger du cinéma en compagnie de leur idole. Pour la plupart des figurants, c’était l’enfer, accablés qu’ils étaient par l’hostilité de la nature et la tyrannie du réalisateur. Pour Franz et ses amis, c’était presque le Club Med.
On réveilla tout ceux qui dormaient encore. Les maquilleurs se mirent à l’oeuvre sous le regard impitoyable du réalisateur. Oliver Marwig, qui jouait le héros du film, arpentait lentement le campement, tête fière, cheveux aux vents: l’image même du héros tragique. Jaeger ne l’aimait guère. Bien sûr, c’était un bon acteur, mais il était trop beau: toutes les femmes impliquées dans le tournage n’avaient d’yeux que pour lui. Jaeger s’était habitué à ce que son statut de réalisateur lui assure un minimum d’attention. Il n’avait pas trompé sa femme depuis six ans, mais il aimait savoir qu’il en avait encore la possibilité.
Malgré le rythme accéléré du tournage, la journée fut surtout une question d’attente. La plupart des figurants se tenaient à l’écart et marmonnaient entre eux en attendant leur tour. On passa presque tout l’après-midi à filmer l’attaque des zombis sur la voiture de Franz. L’héroïne était saisie de force et traînée vers la forêt. Le héros se trouvait assiégé dans la voiture. Un zombi y entrait tête première, ses jambes battant par la fenêtre. On filmait de loin, en silhouette. On filmait en gros plan. Jaeger faisait reprendre le maquillage sous prétexte qu’il n’avait pas l’air authentique. On ne questionnait jamais son autorité en la matière: les zombis n’existaient pas, mais Jaeger savait mieux que personne de quoi ils auraient l’air s’ils existaient. Le maquillage refait, on reprenait le cycle jusqu’à ce que tout soit parfait.
La neige et le froid compliquaient le procédé. C’était Jaeger qui avait insisté pour tourner à l’extérieur plutôt qu’en studio, malgré les coûts supplémentaires. Ayant vécu son enfance là où les hivers étaient longs, il savait que la fausse neige ne pouvait jamais rendre toutes les subtiles qualités de la neige réelle. Pour ce film, il s’en servait à la fois comme métaphore et comme élément visuel.
Jaeger n’en laissait rien paraître, mais son bras le faisait souffrir. Il était aussi ankylosé que s’il avait joué dix matches de tennis la veille. Il n’était pas rare que le souvenir d’un cauchemar poursuive Jaeger toute la journée, mais plus encore que les images ou les émotions, c’était la sensation physique qui le hantait maintenant. Si seulement il y avait un moyen de la faire ressentir au spectateur…
Quand le soleil fut disparu, on avala en vitesse quelques plats décongelés et on se remit au travail pour les scènes de nuit. Quand arriva l’heure du coucher il restait encore beaucoup à faire. Mégaphone en main, Jaeger insista pour qu’on continue. Les zombis marchaient avec une raideur qui n’était pas entièrement feinte. Les victimes faisaient vraiment pitié: avec leurs cheveux lourds de neige et leurs yeux cernés, elles n’étaient plus si différentes de leurs aggresseurs.
Quelques scènes plus tard, Jaeger comprit qu’il ne pouvait pas abuser plus longtemps de ses acteurs. Il les libéra d’un signe de tête, rentra se coucher et se mit presque immédiatement à rêver.
* * *
Il se trouvait dans un vaste souterrain de béton: un labyrinthe industriel laissé à l’abandon. Tous ses ennemis étaient là, il le savait. L’idiot du studio était là, celui qui avait coupé son budget. Son premier patron, les deux délinquants qui l’avaient battu au lycée, le caméraman que Jaeger avait congédié et qui était revenu voler son équipement: eux aussi étaient là. Le groupe était complété par quelques sinistres individus que Jaeger n’avait jamais connus de son vivant, mais qui étaient ses ennemis jurés dans l’univers de cette nuit-là.
Jaeger était puissant dans ce rêve. Il traqua ses ennemis et les confronta un à un et parfois deux à la fois. Il les tua tous sans hésitation. Pour une fois, le rêve lui permettait d’être brutal. Il se laissa porter par cette vague de violence et découvrit, quand sa besogne fut finie, qu’il ne pouvait s’arrêter.
En être puissant qu’il était, il réanima tous les cadavres et replongea dans l’arène. Ses ennemis mort-vivants s’entre-déchiquetaient autour de lui. Quand l’un s’approchait trop il le repoussait de quelques coups judicieusement placés. Ça ne dura pas. Quelques zombis l’attaquèrent simultanément et il dut battre en retraite. Il voulut monter un escalier pour s’élever au-dessus de la scène, mais sentit vite bras et mâchoires se refermer sur ses jambes.
Il s’éveilla mais la douleur ne le quitta pas. Il avait une crampe au mollet: on aurait dit que quelqu’un s’était emparé de ses muscles et y avait fait un noeud. Il battit sa jambe de ses poings jusqu’à ce que ses muscles se dénouent. Il faisait encore nuit: trop tôt pour reprendre le tournage. Jaeger se leva quand même pour tenter de figer ses sensations sur papier. À chaque film il s’approchait un peu de la texture et de l’authenticité de ses rêves, mais il n’y arrivait jamais tout à fait.
Autour de sa roulotte, le campement s’anima progressivement. Jaeger termina ses notes d’une main tremblante. La grippe le prenait à la tête et affaiblissait son corps entier.
Franz vint cogner à sa porte et ensemble ils planifièrent la journée. Le jeune était infatigable. Jaeger attendit qu’il fût hors de vue, puis se leva pour le suivre. Ses jambes comme son bras souffraient encore de morsures imaginaires, mais il fit de son mieux pour les ignorer. C’était à la force de sa volonté qu’on mesurait un homme.
Pendant presque toute la journée il se tint debout, bien campé dans la neige, son torse perché sur ses jambes figées comme sur un chevalet de chair et d’os. Sa grande taille lui donnait l’avantage quand il devait imposer son point de vue aux acteurs, surtout qu’ils étaient tous exaspérés par les mauvaises conditions de tournage.
Vingt fois, son héros tragique reprit le même trajet dans la neige et fit la même chute. Vingt fois il retrouva le corps de l’héroïne et fit son monologue, celui qui devait tirer les larmes aux spectateurs les plus insensibles. Certains films de zombis donnaient dans le comique, d’autres dans le grotesque; Jaeger, lui, faisait de la tragédie. Cette tragédie, il la voulait digne de ses rêves. Son drame, c’était que sa vie éveillée ressemblait plus à une démente comédie.
Ce film-ci allait tout de même être une grande oeuvre: Jaeger le pressentait. Les supersitieux disent que monter une tragédie, c’est inviter le malheur. Dans le cas de ce film, la superstition ne mentait pas. Assez tôt, le superviseur des effets spéciaux (un titre grandiose pour un film à si petit budget) s’était fait arrêter pour avoir couché avec une mineure. Un mois plus tard, on avait perdu deux rouleaux de pellicule dans un incendie. Plus récemment, le blizzard avait figé la production durant plusieurs jours.
Jaeger avait su se montrer implacable et garder le contrôle de son équipe au travers de tous ces malheurs, sachant qu’il ne pourrait relaxer qu’une fois le film terminé.
L’après-midi tirait à sa fin quand un nouveau malheur frappa. Franz se chargea de l’apprendre au réalisateur:
— On a un problème, M. Jaeger.
— Quoi?
— C’est Kasper.
— Kasper?
— Un des zombis. Je l’ai vu moi-même: les zombis s’étaient mis à danser —
— Ils dansaient?
— Ils attendaient leur tour, ils s’ennuyaient, alors ils ont commencé à faire les clowns et à danser. La macabrena, qu’ils appelaient ça. C’est plutôt drôle, si vous y pensez un peu…
Jaeger ne souriait pas du tout. Franz se reprit:
— Ils dansaient et Kasper est tombé et s’est mis à vomir. Je pense que c’est la bouffe de ce midi. Y en a plusieurs autres qui se sentent mal… y compris moi.
— Toi? T’es le plus persistant de tout le groupe. Va leur dire qu’ils ont quinze minutes pour se présenter devant les caméras, et qu’il n’y en ait pas un qui touche à son maquillage. Faut terminer ce film, qu’ils soient malades ou non. Leur jeu sera plus convaincant, c’est tout.
Franz acquiesça et s’éloigna en interpellant le groupe:
— Endrik! Waldemar! Kasper! Ricardo! Ingrid! Venez tous ici! Le Maître a parlé!
Empoisonnement alimentaire ou pas, le tournage continua. Jaeger fit usage à parts égales du mégaphone, de l’insulte, du défi et de la menace. Durant la soirée, les acteurs les moins malades filmèrent les dialogues qui leur restaient. On termina avec quelques scènes génériques de zombis marchant dans la neige qu’on pourrait plus tard placer n’importe où dans le film pour en modifier le rythme. Jaeger poussait les limites de sa propre endurance: il n’avait pas mangé avec les autres, mais sa grippe avait pris de toutes autres proportions et semblait secouer son être entier.
Jaeger se coucha en pensant à sa femme qui languissait sans doute devant le foyer chez lui. Il la voyait dans son confort alors que lui risquait la pneumonie à chaque jour. Il croyait que c’était surtout le confort qui lui manquait, mais en pensant à elle il lui venait un curieux appétit.
* * *
Quand il sombra dans le rêve il vit que la neige l’y avait précédé. Il se trouvait dans un cimetière au plus fort de l’hiver. Il connaissait bien l’endroit: ses rêves l’y ramenaient depuis aussi longtemps qu’il se souvienne. Il y retrouva les mêmes tombes: sa mère, morte dans un accouchement qui l’avait presque tué lui-même; son grand-père, mort à l’asile en criant « Ils arrivent! Ils arrivent! »
Et ils arrivèrent, bien sûr. La terre se souleva sous les pieds de Jaeger. La terre gelée craquait de partout, attaquée de dessous par des êtres d’une force immense. Bien qu’habitué à la scène, Jaeger n’avait pas le loisir d’être blasé: une peur viscérale s’emparait de lui et anéantissait tout raisonnement. Il tenta bien de s’échapper mais les habitants du cimetière convergeaient sur lui. Leur cercle se referma inexorablement. Jaeger frappait les cadavres sans jamais pouvoir les distraire de leur but. Il suffoqua sous leur poids.
Ses paupières s’ouvrirent d’un coup sur le monde réel, mais la respiration ne lui revenait pas pour autant. Son corps entier semblait paralysé; sa chair lui pesait comme s’il avait des milliers d’années. Il concentra toute sa volonté à lutter contre la panique qui le gagnait. Il leva son bras droit avec un effort suprême et se frappa la poitrine une fois, puis une autre. Sa bouche s’ouvrit grand et ses poumons s’emplirent d’air.
Jaeger se redressa lentement en position assise, puis entreprit de plier et déplier ses jambes une à une. Son film! Il devait se lever et compléter son film: personne d’autre ne possédait sa vision. Il devait compléter son film et faire comprendre au monde entier ce qu’il vivait chaque nuit.
Se lever du lit fut un exploit; s’habiller fut un supplice. Il était quand même fin prêt quand Franz vint lui parler:
— Faut que je vous prévienne, M. Jaeger.
— Quoi encore?
— Les acteurs sont mécontents. Ils sont à bout. Ils ont élu M. Marwig pour venir vous parler et vous convaincre de tout abandonner.
— Ils ne peuvent pas faire ça! On n’a pas filmé la fin!
— C’est que — vous allez bien?
— Je vais très bien.
— Vous êtes sur?
— Oui.
— C’est que… Je sais ce que ce film représente pour vous, et ce qu’il représenterait pour le monde du cinéma. En fait, vous avez réanimé à vous seul tout l’univers des films de zombis. À voir vos films on est prêt à croire, on espère, presque, que les zombis existent vraiment. Mais… le tournage a été dur, vous savez. Moi-même…
— Toi-même, t’as été un splendide exemple de persévérance pour nos acteurs, et je compte sur toi pour ne pas vaciller un instant. Tu veux toujours ton nom au générique, non? Allez, hors de ma vue, et amène moi ce petit héros.
Franz s’éloigna et cria:
— Le Maître demande M. Marwig!
Oliver Marwig, star du film, s’avança bientôt et fit une pause dramatique sur la marche de la roulotte, le temps qu’on puisse admirer son profil noble et tragique. Il entra pour transmettre au réalisateur la volonté des travailleurs.
L’un d’eux ne put résister et vint écouter à la porte. Il distingua quelques répliques fort calmes, puis le silence se fit. Il avait beau se forcer l’ouïe: il n’entendit rien de plus, à part peut-être un court son qui pouvait être un gémissement. Puis Oliver Marwig ressortit. Il était très blême. On le pressa de questions, mais il dit simplement que le tournage allait continuer. Comme il était le héros, on l’écouta.
Jaeger vint prendre son poste et on filma de plus belle. La paye rentrait généralement en retard et tous comprenaient qu’en quittant maintenant ils diraient adieu aux revenus du dernier mois. Plus que ça, pourtant, c’était l’autorité de Jaeger qui les retenait. Celui-ci entamait un véritable règne de terreur. Sa voix avait pris une qualité grinçante qui faisait plus pour convaincre que tous ses emportements de la veille.
La journée fut plutôt productive, mais Jaeger insista tout de même pour continuer jusqu’à ce que tous tombent de fatigue. Lui-même ne semblait pas s’épuiser. La lumière de sa roulotte resta allumée toute la nuit.
* * *
Quand il reparut le lendemain, son visage était d’une teinte bien inquiétante. Il ne se plaignit pourtant de rien. Le jeu des acteurs cette journée-là fut superbe. Tous semblaient craindre une conversation en tête à tête avec le réalisateur, car on trouvait sa présence de plus en plus inconfortable. Chacun faisait de son mieux pour ne pas avoir à lui parler.
* * *
C’est la journée suivante que les rumeurs commençèrent à courir. L’aspect de Jaeger se faisait de plus en plus malsain: yeux enfoncés, pommettes saillantes, lèvres sèches, gestes raides. La journée précédente, on avait d’abord cru à la maladie. Maintenant qu’il semblait trop malade pour marcher, on se disait plutôt que son allure n’était qu’artifice et qu’il voulait sans doute se mettre dans l’esprit du film. L’un des maquilleurs vint complimenter son chef d’équipe:
— C’est du beau travail que vous avez fait sur Jaeger. C’est subtil, mais efficace. Il fait un beau cadavre.
— Moi? Du beau travail? Je pensais que c’était toi qui l’avait arrangé comme ça!
Les deux hommes se regardèrent un instant sans mot dire, puis interrogèrent le reste de l’équipe. Personne ne voulut avouer avoir maquillé le réalisateur.
On filma la mort spectaculaire du zombi unijambiste ainsi qu’une scène de transition qui allait être fort utile dans la première moitié du film. La moitié du personnel était encore malade, mais on ne se plaignait pas, de crainte d’attirer le regard vitreux de Jaeger. On se contentait de l’haïr en silence.
* * *
Le lendemain quelqu’un fit remarquer que le réalisateur ne semblait pas respirer quand il ne parlait pas. Personne n’en était sûr, car personne n’osait vérifier de près. Même Franz gardait ses distances.
Un des commis à l’équipement s’était écarté du campement et n’était jamais revenu, mais personne ne l’aimait et on n’en parla guère.
Certains des cameramen, aux prises avec quelque supersitition, menacèrent de plier bagages. Jaeger vint les visiter l’un après l’autre. Il leur proposa de partir à l’instant pour avoir une bonne longueur d’avance. Il leur expliqua ensuite qu’il allait terminer le film avec ou sans eux, mais que s’ils abandonnaient le tournage, il les traquerait des jours, des semaines, et des années s’il le fallait. Il leur expliqua qu’il les ferait ensuite souffrir pour chaque jour de retard qu’ils lui auraient causé, mais qu’il dévorerait d’abord leurs femmes et leurs enfants.
Les cameramen restèrent.
Il avait fallu une journée entière avant que Jaeger comprenne qu’il était décédé. Il était déjà mort quand Oliver Marwig était venu lui faire ses revendications. Il avait été mort depuis son réveil ce matin-là, mais ce n’est qu’en fin de soirée qu’il avait réalisé son état de zombi.
Sa première réaction fut l’horreur, mais ça lui passa vite. Il fut surtout furieux d’être ainsi devenu l’objet de ses cauchemars. Il comprit que c’était sans doute la seule manière de terminer son film, mais il n’en était pas heureux pour autant. Il avait conservé un vague espoir d’être débarrassé de ses visions le jour où il leur rendrait justice sur pellicule. Maintenant qu’il devenait lui-même une vision de mort, comment pourrait-il s’en libérer?
* * *
Vint la dernière journée, et la scène finale.
Le film entier était bâti pour mener le héros à une seule et terrible révélation, après quoi, anéanti, il devenait à son tour victime des zombis. On maquilla tous ceux dont les personnages n’avaient pas été tués jusque là. Au nombre des figurants vint s’ajouter un zombi auquel on avait ôté les deux bras et la moitié du visage. Si quelqu’un reconnut en lui le commis disparu la journée précédente, ce quelqu’un n’en dit rien à personne.
Le héros avait un dernier monologue. C’était son moment de gloire. On ne le filma qu’une fois. Oliver Marwig, triste et ténébreux, donna la performance de sa carrière. On pouvait vraiment croire, à l’expression de ses yeux, qu’il avait réellement vu en pleine face cette abomination qu’était le mort-vivant.
Jaeger, triomphant, annonça que le film était complet. Il y eut bien quelques applaudissements dispersés, mais rien des célébrations auxquelles on se serait attendu.
On rangea tout l’équipement, on démonta les tentes et on se prépara à regagner enfin la civilisation. Jaeger regagna sa roulotte avec toutes les pellicules. Tout au long des préparatifs on jetait des regards furtifs vers cette roulotte pourtant anodine, et chacun était partagé entre la peur, le dégoût et la haine de ce qui vit à l’encontre de la nature.
Curieusement, c’est ce dernier sentiment qui l’emporta. La tension des derniers jours, plutôt que de se dissiper, avait atteint un seuil critique. Quand l’un des maquilleurs apprit à ses dépens ce qu’il était advenu du commis disparu, on décida immédiatement d’en finir. On fabriqua des torches, on s’arma comme on pouvait et on s’avança avec l’intention ferme de brûler la roulotte, son occupant, et chaque image de ce film maudit.
Jaeger avait prévu le coup. Il avait dans sa roulotte une carabine qu’il avait apportée dans l’espoir de tirer quelque chevreuil. Il se posta à la fenêtre et se mit à tirer méthodiquement sur ses employés, s’assurant que l’un était mort avant de passer à l’autre. Quand il manqua de munitions, il sortit enfin. Il leva un figurant à bouts de bras et le lança dans la foule. Il écrasa le crâne d’un autre de ses mains nues. Il s’attaqua d’abord à ceux portant les torches, et éteignit celles-ci dans la neige.
Malgré tout, il n’était qu’un seul corps contre toute une foule. Ses adversaires auraient eu le dessus s’ils n’avaient pas fui, finalement, en voyant le premier de leurs morts se relever.
* * *
Jaeger parcourut lentement le campement sans rencontrer âme qui vive. Il appela à lui tous ces monstres qu’il avait engendrés. Une pensée horrible lui traversa l’esprit: et si tout ça, de quelque manière, était entièrement sa faute? Et si les zombis de ses rêves étaient, non pas quelque force extérieure qui s’imposait à lui, mais bien quelque semence de mort qui avait germé en lui et en lui seul?
Il en était à ces pensées quand il vit Franz sortir de la forêt et s’approcher avec hésitation.
— M. Jaeger…
— Oui?
— C’est vrai alors? Vous êtes vraiment… ce qu’on murmurait que vous étiez?
— Oui.
Ainsi Franz put enfin croire aux zombis, et faute d’une réaction sensée, on vit un large sourire s’étendre sur son visage.
— Et maintenant?
— Vous ne voulez vraiment pas me lâcher, c’est ça?
— Vous êtes le Maître.
— Bon, s’il le faut. J’ai réfléchi: il y a beaucoup à faire. Je crois que je suis porteur d’un message, et c’est à nous (il fit un vaste geste incluant Franz et tous les zombis) de répandre ce message. J’ai déjà un nouveau film en tête.
— Vous avez un titre?
— Ça va s’appeler… L’épidémie, peut-être. Ou La conquête. Quelque chose de grandiose. Allons! Le monde nous attend.
Jaeger plaça tous les rouleaux du film dans sa voiture pour aller le livrer au studio. Il ne pouvait attendre de se mettre à l’oeuvre sur le prochain. Mais avant… avant il passerait bien chez lui dévorer sa femme.
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