Je me réveille ce matin vers les quatre heures. Je sais que je ne suis pas chez moi. Je ne sais pas pourquoi j’entends des pas grinçants venant de l’autre bout de la vaste chambre, près de la porte.
Il fait très noir: je vois à peine ma main devant mon visage, et je ne vois rien du fond de la chambre, d’où viennent les pas. Un silence, puis quelques pas encore, et le silence de nouveau. L’être qui s’aventure sur mon plancher reste invisible. Ça doit être un fantôme; la maison a un certain âge. Les pas reprennent et s’approchent de mon lit. À tâtons, j’allume la lampe de chevet. La pièce est vide. Pas de présence spectrale, pas de psychopathe assassin dans un masque acheté au Dollarama, pas de jeune femme brûlant de partager mon lit. Je me résous à l’idée que les pas doivent venir d’en bas: le plancher, après tout, est mince et percé d’une grille d’aération. Je m’endors déçu.
Le réveille-matin m’interpelle à une heure cruelle. Douche, déjeuner, départ de l’auberge: tout s’enchaîne à un rythme tranquille. Nous sommes trois à longer le fleuve cette semaine pour répandre la bonne nouvelle au nom de notre maison d’édition. Denis, Jacques et moi, trois auteurs-conteurs heureux de quitter la métropole pour promener nos paroles et nos écrits. À côté des deux autres, je fais figure de petit nouveau.
Entre conteurs, on sait raccourcir le trajet. On parle. Parfois, c’est le paysage qui nous parle. Je me rappelle les conversations routières de la veille, où il était question des légendes qui longent le fleuve. La coureuse des grèves, l’amiral des brumes, les nombreuses églises qui auraient chacune été construite par le Diable… Lors d’une autre expédition de conteurs, sur l’autre rive, la copine de Denis avait voulu nous montrer la montagne de la Noyée, qui, disait-on, évoquait le visage, les seins et le ventre d’une femme enceinte couchée sur le dos. Denis et moi avions épié le paysage sans cligner des yeux, certains que s’il y avait des seins dans le paysage, nous saurions les repérer tout de suite. Peine perdue.
La route est courte ce matin et nous arrivons bientôt à La Pocatière. On m’explique que le cégep fait presque vivre la ville à lui seul. Je prends le temps de le zieuter, le cégep, même si je l’ai déjà vu. C’est un beau bâtiment, large, solide, d’apparence semi-religieuse, dans la cour duquel se trouve une sculpture d’une chaise immense. Le Siège du Savoir? Le Trône de la Théorie? La Chaise du Créateur? C’est un cas de majuscules, c’est sûr, une chaise conçue pour Quelqu’un avec un grand Q.
La librairie où nous sommes attendus est située au bout d’un de ces centres d’achats linéaires où tous les magasins sont collés l’un contre l’autre mais ne communiquent pas entre eux — comme des gens dans le métro à l’heure de pointe. Ils regardent tous droit devant et ne partagent que le stationnement. C’est ce qu’on appelle en anglais un « strip mall », même si personne ne s’y déshabille de manière publique et aguichante.
Nous sommes heureux de constater qu’un papier collé à la porte vitrée de la librairie annonce notre présence avec photos et renseignements pertinents à l’appui. L’information est le nerf de la guerre. Une jolie femme nous reçoit et nous dit ce que nous voulons savoir: où nous allons nous asseoir, et combien de temps nous sommes supposés y rester. Ayant confirmé tout ce qui mérite confirmation, nous allons prendre un café à l’autre bout du « strip », sur la terrasse semi-abandonnée d’un établissement appelé Dunkin’ Donuts. Il semble qu’on y vend des beignes en plus du café (« Dunkin’ », ça veut dire « beigne », non?), mais je résiste à la tentation.
Peu après le début de notre séance de signature, les journalistes font leur entrée. Il s’agit de deux femmes qui arrivent presque en même temps, exactement comme à Montmagny la journée précédente. Avons-nous donc découvert un principe secret du journalisme? Sont-elles toutes de mèche? Sûrement, mais nous répondons quand même à leurs questions, au cas où nos réponses de la veille n’auraient pas encore fait le tour des réseaux occultes de leur profession. Déjà, nous faisons ça comme des vieux pros, nous relayant pour nous assurer chacun une attention journalistique égale, et prenant soin de mentionner tous les détails importants. Les journalistes repartent avec plus d’informations qu’elles ne pourront en publier.
La séance est tranquille. C’est souvent comme ça. Il faut plus que trois auteurs plus ou moins connus pour déplacer les gens en masse. Nous restons assis sur de modestes chaises autour d’une table où trônent nos modestes livres, et nous meublons le silence de modestes réflexions. Il suffit de se lever et de faire quelques pas pour pouvoir feuilleter une centaine de journaux et de magazines, sans parler des livres. C’est comme de se trouver dans une salle d’attente excessivement bien fournie. Des clients entrent et nous regardent du coin de l’oeil, à la fois curieux et méfiants. C’est du travail de pêcheur que nous faisons: un petit appât et beaucoup de patience.
Nous parlons entre nous autres, cherchant des moyens pour attirer les foules: affiches sur le trottoir, coups d’éclat, scandale. Aurions-nous plus de succès en nous déshabillant?
Sur le comptoir se trouvent quelques exemplaires du nouveau livre pour enfants de Madonna. Je répète: un livre pour enfants, écrit par Madonna. Vingt-sept dollars avant taxes, je crois. Je suis sceptique, et je ne suis pas le seul. Les gens de la librairie ont eu le bon sens de n’en commander que quelques-uns. Jacques, qui lui-même a écrit pour les enfants, se montre très peu impressionné par l’objet, et j’en conclus qu’on ne verra pas Madonna joindre bientôt les rangs de St-Exupéry, de Lewis Carroll et du Dr. Seuss. Tout de même, on ne sait jamais. Madonna sait vendre: elle s’y connaît en scandale, et elle n’a pas peur de se déshabiller.
Au sortir de la librairie, nous allons rendre visite au fleuve. Il est grand, le fleuve, et beau, et mouillé. Il a quelque chose d’apaisant, aussi. Il y a longtemps que je veux convaincre mon surintendant à Montréal de faire installer un fleuve derrière notre immeuble à logements. Un fleuve large, de préférence; comme ça, je ne verrais plus — sauf peut-être par temps clair — ces hommes qui prélassent leurs bedaines sur leur galerie de l’autre côté de la ruelle, en face de la fenêtre de ma chambre.
Notre mission à La Pocatière se termine et nous partons pour Rivière-du-Loup. En chemin, nous arrêtons à Kamouraska pour faire plaisir à Jacques qui veut acheter de l’anguille fumée. Je remarque en passant le Centre d’interprétation de l’anguille, que j’aimerais avoir le temps de visiter un jour. Je ne sais pas exactement ce qui s’y passe, mais j’ose me l’imaginer. Chaque jour, en fin d’avant-midi, les gens du Centre s’asseoient au bord de l’eau. Quelques minutes avant que le soleil n’atteigne son zénith, on voit poindre à la surface la tête luisante de l’anguille, qui prononce quelques lentes paroles dans sa langue humide d’anguille. Les experts du Centre confèrent quelques minutes entre eux, puis se tournent vers les touristes assemblés pour partager avec eux cette bribe de sagesse sous-marine qui vient de leur être confiée. On hoche la tête, on essuie une larme, on se permet un instant de silence contemplatif… J’envie tous ces gens, et je me dis, à chaque fois que je passe par là, que la vie près du fleuve a décidément quelque chose de magique.
Inspirés par la gourmandise de Jacques, nous prenons le temps de dîner au sympathique Café du Clocher et discutons de religion, de cannibalisme, et de gens qui disparaissent sans prévenir pour adopter une nouvelle identité. Nous reprenons ensuite la route, non sans une bonne pensée à l’égard du père du drapeau québécois, enterré au cimetière local.
Après une minute de silence, Jacques sort de son sac un petit guide touristique et se met à nous énumérer les attractions qui bordent la route. Denis et moi, savants et blasés, rions de lui et de son petit guide… jusqu’à ce qu’il nous annonce une microbrasserie. Incapables de résister à l’appel de la bière inconnue, nous allons y déguster une petite blanche et échangeons quelques mots avec les autres visiteurs: deux vieillards grégaires et sans doute habitués, ainsi qu’un couple de Français en voyage de camping. En moins de temps qu’il n’en faut pour dire « le monde est petit », Jacques découvre qu’il connaît l’ex-mari de notre Française et voilà, nous sommes tous copains. Elle et Jacques partagent quelques souvenirs de Pougne-Hérisson, un village français considéré par certains comme le nombril du monde; nous discutons tous de nos trajets respectifs, et nous partons souriants. Nous avons pris bien soin de mentionner au couple que nous serons en spectacle à Trois-Pistoles le lendemain soir, et ils ont eu la gentillesse de dire qu’ils viendraient peut-être nous voir. Habitué à ce genre de promesse, je n’y accorde que peu de poids, ne sachant pas qu’ils seront effectivement fidèles au rendez-vous et que nous auront encore le plaisir de boire ensemble. Ah, le hasard des rencontres…
Nous donnons un court spectacle à Rivière-du-Loup et repartons presque aussitôt. Nous passons Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. Lors de notre dernier passage, Denis et moi nous étions interrogés sur une question vitale: comment appelle-t-on les habitants de cette ville? Les Douloureux? Les Endoloris? Denis s’imaginait qu’ils portaient chacun des noms comme « Ouch! », « Ayoye! » et « Aaaagh! ». Depuis, nous avons trouvé la réponse officielle, mais ne comptez pas sur moi pour vous la donner.
Nous arrivons tard à Trois-Pistoles; comme prévu, notre hôtesse dort. Nous entrons et nous faufilons en silence jusqu’à l’étage. Dans le confort d’une chambre double à moi tout seul, je continue la rédaction de mon journal. Un train passe non loin, colorant l’air de sa plainte à la fois triste et rassurante. Le grondement de ses roues, pesant, se ressent autant qu’il s’entend. Le son rappelle un peu celui d’un avion qui s’apprête à décoller. Je gratte le papier et m’imagine le train grimpant dans les airs, chasse-galerie industrielle au-dessus de Trois-Pistoles et de son église bâtie, bien sûr, par le Diable en personne.
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