(traduction de l’anglais)
Le destin allait faire d’eux des pionniers, mais ils ne le savaient pas encore. En ce typique matin de septembre, ils se tenaient insouciants devant les portes des ascenseurs au douzième étage de la résidence Thompson. Ils n’étaient que trois, au commencement.
Après quelque temps un ascenseur arriva, mais comme il se dirigeait vers les étages supérieurs ils l’ignorèrent, préférant attendre le suivant. S’ils l’avaient pris plutôt, peut-être leurs vies seraient restées intactes; pour l’instant ils ne pouvaient savoir que leur geste serait décisif.
L’attente continuait en silence. Parfois l’un d’eux faisait les cent pas dans le couloir, plongé dans ses pensées d’amis impatients, de hamburgers et de cours imminents. Parfois un autre marchait jusqu’au portes d’acier grises et pressait le bouton de nouveau, juste au cas où…
Éventuellement, une des Françaises arriva, pour être bientôt rejointe par deux de ses amies. Des salutations furent échangées dans les deux langues, puis le silence retomba. C’était un silence lourd d’une angoisse nerveuse, un silence fait du frottement des pieds sur le tapis, du froissement des vêtements et des soupirs des inquiets. De manière à le disperser, de banals commentaires furent émis à intervalles irréguliers, mais toujours le silence revenait rapidement.
Le groupe s’enflait de nouveaux membres et les étudiants commencèrent à s’inquiéter. Les ascenseurs sont un fait, une réalité réconfortante: ils sont tangibles, solides, fiables et simples d’utilisation. Ils transportent les gens d’un étage à l’autre, rapidement et sans effort – contrairement aux escaliers, qui sont épuisants et s’étirent à l’infini. Les ascenseurs, en bref, sont l’une des plus grandes inventions de l’homme. Mais que pourraient faire les gens si l’ascenseur n’arrivait jamais? C’était une question à laquelle ils ne pouvaient pas répondre, à laquelle ils n’osaient pas réfléchir. Au dehors leurs cours commencèrent et se terminèrent sans eux. Alors que le ciel lentement s’assombrissait, ils sentirent un malaise les gagner; une des étudiantes de première année dut être raccompagnée à sa chambre, puisque ses sanglots discrets ne faisaient qu’empirer la situation.
Par nécessité, les étudiants en vinrent à accepter leur situation et tentèrent d’en tirer le meilleur parti possible. La plupart retournèrent chercher de la nourriture dans leurs chambres et s’installèrent dans le salon pour regarder la télé. Des volontaires furent répartis en petits groupes pour surveiller tour à tour les portes. Et ainsi allait la vie, et le matin tous se rassemblaient devant les portes de nouveau. Même la mystérieuse étrangère pouvait y être apercue, elle que personne n’avait rencontrée auparavant et dont l’existence même avait été le sujet de longues spéculations.
À la longue les étudiants développèrent un sentiment d’appartenance, alors que plusieurs amitiés se formaient et que chacun trouvait un rôle. Confrontés au manque imminent de nourriture, certains se mirent à attirer des oiseaux à leur fenêtre, les attrapant pour les cuisiniers qui les apprêtaient, tandis que d’autres fournissaient conseils ou divertissement. Un petit comité fut formé sous la direction de la coordonatrice d’étage pour établir un inventaire de tous les biens disponibles et trouver des moyens de renouveler les vivres. À nouveau l’existence s’inscrivait dans une routine confortable; lorsque les étudiants recevaient des appels, ils disaient simplement que tout allait bien, et d’une semaine à l’autre les appels se faisaient moins fréquents. La Tribu du Douzième savait se suffire à elle-même.
Bien sûr il y eut quelques incidents: vols de nourriture, batailles et chicanes diverses, deux dépressions nerveuses (dont une causa la destruction de la télé, un coup dur pour la Tribu) et une grave réaction allergique (qui fut soignée plutôt efficacement, grâce à l’étudiante en infirmerie et son apprenti). Certains ne dormaient souvent que pour rêver au chuintement des portes coulissantes, aux paneaux imitation bois, aux numéros d’étages lumineux et au sourd grondement des ascensions et des descentes. L’espoir ne les quitta jamais complètement: il se trouva simplement un coin douillet au fond de leurs esprits pour mieux les torturer.
Tout de même, la plupart atteignirent une certaine sérénité, et plus tard vinrent de nombreuses réjouissances. Parmi les plus mémorables fut le premier marriage, un jour de grande célébration et une inspiration pour tous. Même cela pourtant fut surpassé par ce nouvel événement qui allait marquer le début d’une ère glorieuse: la naissance du premier enfant.
L’exemple ainsi établi, d’autres suivirent. Ceux de la nouvelle génération grandissaient, éduqués et protégés par la Tribu, une promesse concrétisée d’année en année. Formés par les Anciens, ils apprirent l’art de l’élevage des oiseaux, la science des ordinateurs, les métiers du tissage et de la fabrication d’outils, les mystères de la Salle de Lavage et les légendes du Dehors. Et lorsqu’ils furent jugés suffisamment matures, les Anciens, vieillissant, leur confièrent la tâche sacrée d’Attendre les Ascenseurs.
***
Et ainsi la Tribu du Douzième fut-elle fondée; et ainsi elle prospéra, et ainsi fut née la deuxième génération, pour maintenir la Tradition. Et plus tard en viendrait une troisième, puis une quatrième, et avec la quatrième naîtrait un héros, qui serait avalé par l’Ascenseur et emporté au Dehors, et qui rapporterait à la Tribu moult trésors fort utiles. Mais ça, c’est une autre histoire…
Tel que rapporté par Eric Gauthier, humble chroniqueur de la chambre 1203A
Octobre 1993
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